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ne peut plus se passer de la saveur qu’elle ajoute à sa vie : « Vous m’êtes un mal nécessaire, » lui écrit-il après dix ans d’intimité.

Jamais d’ailleurs, de part ni d’autre, de confiance absolue, ni de tendre abandon, ni même d’affection véritable, pas même ces entraînemens des sens ou de l’imagination qui donnent parfois l’illusion de l’amour. « Ni tempérament ni roman : » c’est Mme du Deffand qui se peint elle-même de la sorte. Et quant au président, émoussé prématurément par les veilles et les bonnes fortunes, il était près de cette période où, selon sa propre expression, « on commence à être bien aise quand, par hasard, on se trompe d’heure et qu’on arrive trop tard au rendez-vous. » Le moment vint bientôt où cette paire d’amoureux tourna au couple d’associés, ou, pour mieux dire, au vieux ménage, uni par l’habitude et par le respect des convenances ; et ils ne prirent même plus le soin de prolonger vis-à-vis l’un de l’autre une comédie reconnue sans objet. « Vous avez l’absence délicieuse, » lui écrit la marquise, et il répond sur le même ton : « Je vous regrettais d’autant plus que je pouvais vous prêter des sentimens qu’il n’y a que votre présence qui puisse détruire. » Tels étaient les propos qu’échangeaient ces étranges amans.

Cette période de sa vie fut celle où Mme du Deffand jeta les bases de son futur salon. Elle en puisa les premiers élémens chez la duchesse du Maine, dans cette célèbre « cour de Sceaux, » où la marquise passait plusieurs mois chaque été, et où elle rencontrait ce que Paris comptait alors d’hommes lettrés et de femmes d’esprit. C’est là, dans ce cercle choisi, parmi les entretiens des auteurs, des savans, des philosophes en vogue, qu’elle refit son éducation et forma son goût littéraire : sa vive intelligence s’assimilait en un clin d’œil ce qu’elle lisait et ce qu’elle entendait. L’hiver, dans sa petite maison, — d’abord à la Sainte-Chapelle, chez son frère le chanoine, puis rue de Beaune, quand se rompit cette association, — elle donnait à souper à ses nouveaux amis. La compagnie était au début peu nombreuse, mais sa réputation d’esprit fut prompte à se répandre ; ses bons mots, partout répétés, la firent quelque peu craindre et beaucoup rechercher ; et « de proche en proche, à force d’être connue, sa maison n’y put suffire[1]. » La mort de son mari survint fort à

  1. Mémoires de Hénault.