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hantait l’esprit de la comtesse d’Albon. Somme toute, et malgré la séparation, la naissance de Julie avait eu lieu dans le cours du mariage, le prénom qu’elle portait était celui de sa mère, son nom, celui d’une terre de la famille ; son éducation à Avauges, les soins constans que l’on avait pris d’elle, cette confession publique de la maternité, ne pouvaient-ils pas compenser le caractère clandestin des couches et l’imposture de l’acte baptistaire ? Etait-il impossible d’effacer légalement la tache de bâtardise, et de rendre à Julie l’état, le nom, les droits et la part d’héritage d’un enfant légitime ? Ce qui prouve que la chose était tout au moins discutable, c’est la frayeur qu’en eurent ceux dont une telle mesure eût gravement lésé l’intérêt ; ce sont les démarches qu’ils firent pour obtenir plus tard la promesse de Julie qu’elle n’entamerait pas ce procès ; c’est enfin, malgré la parole donnée, les précautions qu’ils prirent jusqu’au jour de sa mort pour parer au danger de cette réclamation d’état. Bien que jamais elle n’eût rien fait pour justifier ces craintes, reconnaissons toutefois que Mlle de Lespinasse ne consentit en aucun cas à désavouer son origine ; bien au contraire, dans sa correspondance, elle rappelle maintes fois sans détour la lignée dont elle est issue, et nombre de ses lettres, à sa famille ainsi qu’à ses amis, sont timbrées d’un cachet aux armes des d’Albon, gravées dans l’écu en losange propre aux filles non mariées.

Quelles que fussent les chances de succès, il est certain que la comtesse d’Albon nourrit longtemps l’espoir de restituer à Julie les avantages d’une naissance légitime. Le principal obstacle auquel elle se heurta fut la résistance de son gendre ; il n’est que trop aisé de deviner les causes de cette opposition. Sous l’influence de Gaspard de Vichy, Diane et Camille, — qui peut-être sans lui se fussent montrés traitables — combattirent de tout leur pouvoir les velléités maternelles ; il s’ensuivit des scènes singulièrement pénibles ; et ce sont ces tristes débats dont Mlle de Lespinasse évêque amèrement le souvenir quand elle écrit à Abel de Vichy[1] : « Vous connaissez ma tendresse et mon attachement pour madame votre mère[2] ; elle m’a comblée de marques de bonté et d’amitié, et, quoiqu’elle se soit refusée à faire le bonheur de ma vie, par une délicatesse très respectable sans doute, mais dont peut-être elle aurait trouvé le

  1. Lettre du 18 juillet 1769. Archives du marquis de Vichy.
  2. Diane d’Albon, comtesse de Vichy.