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dire, est peut-être encore une énigme pour vous ; mais votre mère vous en dira le mot[1]. » Intrigué, le jeune homme interrogea la comtesse de Vichy : il sut enfin le douloureux secret, et la révolte de son cœur honnête perce dans la note laconique qu’il inscrit, le soir même, dans son journal intime : « J’ai eu une grande conversation avec ma mère au sujet de Mlle de Lespinasse. Ce sont des horreurs[2] ! » À dater de ce jour, son affection pour cette sœur malheureuse devient plus tendre et plus active ; il vient à Paris pour la voir, lui mène sa femme et ses enfans, prend plus hardiment son parti contre ceux qui l’attaquent ; lors de sa dernière maladie, il s’installera à son chevet, pour ne pas la quitter jusqu’au souffle suprême : « Mon neveu, — écrit Mme du Deffand au lendemain de la mort, — a voulu voir le testament. Il prétend qu’il était en droit de l’exiger, et il fallait bien que cela fût, puisqu’on le lui a montré. »

On excusera la longueur de cette discussion, — où j’ai dû plus d’une fois anticiper sur les événemens à venir, — en se rappelant qu’il s’agissait de trouver le mot d’une énigme regardée comme indéchiffrable, et de fixer un point, jusqu’à présent obscur, de l’histoire littéraire. À défaut de preuves matérielles, bien rares en pareille occurrence, cet ensemble de preuves morales doit suffire, ce me semble, à entraîner la conviction. Aussi, tenant désormais pour acquise la filiation de l’héroïne de cette étude, je reprends le récit de ses premières années.


III

Si les mémoires du temps sont muets sur la question de la paternité, quelques-uns, en revanche, donnent des détails sur l’enfance de Julie ; le malheur est que ces détails sont, pour la plupart, purement imaginaires. La relation la plus complète, comme aussi la plus inexacte, est celle que l’on doit à La Harpe. C’est tout un drame en raccourci, auquel ne manque aucun élément d’intérêt : enlèvement de l’enfant par le mari trompé, séquestration au fond d’un couvent de province, où la mère éplorée vient faire de mystérieuses visites, jalousie de la part des enfans légitimes, qui terrorisent de leurs menaces leur sœur infortunée : « Sa mère redoublait encore ses alarmes en lui recommandant

  1. Lettre du 18 juillet 1769, passim.
  2. 23 juillet 1769. — Journal d’Abel de Vichy. Archives du marquis de Vichy.