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curieux de Cicéron qu’il a plusieurs fois reproduit peut nous donner quelque idée de ce qui se passait dans ces grandes émeutes. Il y a quelque intérêt à comparer ce qu’il nous raconte à ce que nous avons vu chez nous. D’abord, celui qui voulait soulever la foule, un tribun d’ordinaire, ordonnait de fermer les boutiques. C’était sans doute pour enlever à ceux qui commençaient à déserter les assemblées politiques tout prétexte à rester chez eux. Jetés ainsi dans la rue, on pensait qu’ils ne trouveraient rien de mieux à faire que de se rendre au Forum. De leur côté, les membres des clubs — il y en avait alors dans tous les quartiers (collegia compitalicia) — se rendaient aux lieux ordinaires de leurs réunions ; on les enrégimentait, on en formait des compagnies, on leur indiquait un lieu de rendez-vous. Tout cela se passait au grand jour, sans souci de la police, qui n’existait pas, au milieu d’un carrefour, auprès d’un tribunal où le préteur rendait la justice. Des armes étaient préparées dans le temple de Castor, dont on obstruait les degrés, pour qu’on ne pût pas les venir prendre ; puis, quand on les avait distribuées aux complices, on les lançait sur la foule désarmée, et ceux qui faisaient mine de résister, on les frappait sans pitié. Le lendemain, on était obligé d’éponger le Forum ; on jetait les morts par la bouche de l’égout de Tarquin, qu’on voit encore grande ouverte du côté de la basilique Julia, et le Tibre roulait des cadavres dans ses eaux ensanglantées.

On comprend que ces violences, qui épouvantaient les honnêtes gens, aient souvent réussi ; elles ont fait les succès de Clodius et amené l’exil de Cicéron. Mais on dut s’apercevoir assez vite qu’elles ne procuraient que des victoires passagères. A son tour le parti vaincu, s’il était riche, répandait de l’argent dans les tribus, gagnait, en les payant, les habitués des clubs, enrôlait des gladiateurs ou des esclaves ; il n’avait qu’à user des mêmes moyens que ses adversaires pour provoquer une émeute en sens inverse qui produisait des effets contraires, et c’était toujours à recommencer. On ne pouvait espérer obtenir une supériorité durable que si l’on possédait une force disciplinée, obéissante, qu’on fût sûr d’avoir toujours sous la main. Puisque la violence et la corruption disposaient des votes au Forum, et que la foi politique, qui liait les citoyens à un parti, n’existait plus, il était naturel qu’on songeât à la remplacer par le respect et l’affection qui attachent le soldat à son chef et qu’on employât désormais