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hardiesse avec laquelle ceux-ci ont attaqué l’armée russe sur tous les points à la fois donne à croire qu’ils avaient le sentiment de leur supériorité. La bataille s’est poursuivie pendant une dizaine de jours avec un égal courage de part et d’autre, et malheureusement avec des pertes qui l’ont fait ressembler à une boucherie. Jamais guerre n’avait été plus effroyablement meurtrière ; jamais l’humanité n’avait été plus cruellement affligée. Enfin la fortune s’est déclarée une fois encore en faveur des Japonais : ils ont réussi à repousser et à tourner l’aile droite des Russes. La ligne de retraite étant menacée, Kouropatkine a dû reculer sur Tiéling, laissant Moukden entre les mains des vainqueurs, et ce n’est pas sans peine qu’il a opéré sa retraite : pendant quelques jours on a craint qu’il ne fût enveloppé. Un si long et si pénible effort a épuisé les deux armées. C’est le caractère particulier de cette guerre qu’après chaque bataille, il faut plusieurs semaines aux combattans pour refaire leurs forces et recommencer la lutte. Mais, à chaque reprise, les Japonais font un nouveau pas en avant et les Russes un nouveau pas en arrière. Reste, malgré tout, la question de savoir lequel des deux adversaires prolongera le plus longtemps cet effort qui, de part et d’autre, est désespéré. Les dépêches arrivées du Japon révèlent, au milieu de la joie causée par des victoires répétées, un sentiment de malaise. Pourquoi cette guerre, bien que toujours victorieuse, ne se termine-t-elle pas ? Pourquoi ces sanglantes hécatombes recommencent-elles sans cesse, sans amener jamais de résultats décisifs ? Si la guerre s’éternise, pourra-t-on la soutenir longtemps encore ? On se le demande au Japon. Mais les réflexions qu’on fait en Russie ne sont pas moins inquiètes, et l’élément de trouble qu’y introduit le péril intérieur en aggrave encore la désolante angoisse.

Le danger intérieur ne diminue pas. Comment pourrait-il diminuer en présence des nouvelles d’Extrême-Orient, puisque ce sont, au total, ces nouvelles qui l’ont fait naître et qui l’ont aggravé chaque jour davantage ? Quel effet produira demain sur l’opinion la bataille de Moukden, lorsque les détails en seront complètement connus ? Nul ne le sait : il faudrait pour le dire connaître plus profondément l’âme russe que nous ne la connaissons, et qu’elle ne se connaît peut-être elle-même. Des faits aussi imprévus peuvent susciter en elle des sentimens qui ne le seront pas moins. Seront-ils faits de courage et de patience, ou de désespoir et de colère ? Ce pays immense peut d’ailleurs se paralyser lui-même par le heurt de sentimens différens dans les différentes provinces qui le composent. De tous ces sentimens, un