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dire, les individus qui mènent les événemens. Ce qu’il faut nous faire connaître d’abord, c’est le génie de Napoléon, c’est l’imprudence de Ney, c’est la perfidie de Fouché. Mais les individus eux-mêmes ne sauraient être isolés de l’ensemble et ç’a été longtemps le tort des historiens de négliger cet acteur anonyme et collectif qui est la foule. Elle occupe le fond du tableau ; mais elle n’y est ni muette ni immobile ; et les plus récentes découvertes de la psychologie comme de l’histoire ont eu pour résultat de nous révéler son rôle trop méconnu, et par suite d’associer plus intimement la nation à sa propre histoire. « Les monarques, les capitaines et les ministres, écrit justement M. Houssaye, ne sont pas les seuls personnages de l’histoire. Le peuple et l’armée y jouent aussi leur rôle. À côté de la Cour et du Sénat, il y a la place publique ; autour du quartier général, il y a le camp. Dans ce livre, qui est moins un chapitre de la vie de l’Empereur que l’histoire de la France pendant une année tragique, j’ai cherché à peindre les sentimens des Français de 1815 et à marquer leur action sur les événemens. Napoléon, Louis XVIII, Talleyrand, Fouché, Ney, Davout, Carnot restent au premier plan, mais non loin d’eux on voit les paysans, les bourgeois, les ouvriers, les soldats, comme dans le théâtre grec on voit près d’Ajax et d’Agamemnon le chœur des vieillards et des guerriers. » Si l’histoire de la Révolution est incompréhensible pour qui n’y discerne pas les frémissemens de l’âme populaire, de même le retour de l’île d’Elbe, Waterloo, la Terreur blanche ne s’expliquent que par l’invention du personnage collectif, par l’enthousiasme ou par les colères de la foule.

Cette foule, l’historien doit en réveiller et, dans une certaine mesure, en partager les émotions. Car les faits ne se séparent pas de l’émotion qui les a causés ou de celle qui les a suivis. Avant de se traduire sous une forme matérielle, ils existaient déjà à l’état d’intentions ; ils se survivent ensuite par les souffrances, les regrets, les rancunes, les haines qu’ils ont laissées derrière eux. Le fait par lui-même n’est rien ; il reçoit toute sa valeur de l’impression qu’il a produite. Et peut-être est-ce ici le moyen de résoudre une des principales difficultés que l’historien rencontre dans son travail. Car lui demander de pousser l’impartialité jusqu’à l’indifférence, c’est lui proposer une gageure qui est perdue d’avance. Ce qu’on doit exiger de lui, c’est qu’il ne transporte pas dans l’histoire du passé des sentimens et des idées qui sont d’aujourd’hui. Et à cet effet, le meilleur moyen est, sans doute, qu’il essaie de ressusciter des états d’âme qui ont été, à l’époque, un facteur essentiel des événemens.