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le releva en lui pinçant l’oreille avec bonté. « Allez, dit-il, rejoignez votre poste ! », Les anecdotes de ce genre abondent dans le récit : elles mettent subitement en lumière une situation ? elles traduisent sous une forme sensible des sentimens, un état d’esprit.

Nous savons aujourd’hui à quel point chacun de nous est dépendant » du milieu, accessible aux impressions du dehors. L’historien aura soin de peindre le décor, d’associer la nature aux actes des hommes. Comment imaginer le départ de l’Ile d’Elbe sans ce cadre d’une nuit propice ? « La lune qui s’est levée éclaire la rade. C’est une de ces radieuses nuits méditerranéennes, sans brume et sans nuages, où les montagnes, les arbres, les maisons se modèlent avec leurs plans distincts, leur relief et leurs couleurs, où la mer brasille et s’argente sous le bleu profond du ciel étoile. De Porto-Ferrajo on aperçoit le brick impérial toujours immobile. Enfin, un peu après minuit, une légère brise commençant à souffler on voit les bâtimens se couvrir de toile et voguer lentement vers la haute mer… » Il y a plus : ce ne sont pas seulement les êtres qui vivent, ce sont les choses ; elles ont une figure amie ou hostile : elles ont une âme faite de souvenirs. Les conseils qu’elles nous donnent, à certains jours, entrent pour une part dans nos décisions et contribuent à nous exalter ou à nous accabler. Lorsque Napoléon, sur le chemin de l’exil, se retire à la Malmaison, il la trouve telle encore qu’il l’avait habitée pendant le Consulat. « L’Empereur retrouvait les sites et les intérieurs qui lui étaient familiers, l’allée de tilleuls, l’étang aux cygnes, le temple antique, la salle du Conseil avec des trophées d’armes peints au trompe-l’œil, le salon décoré des scènes d’Ossian par Gérard et par Girodet, son cabinet de travail où tout était religieusement conservé dans l’état où il l’avait laissé, cartes déployées, livres ouverts, enfin sa petite chambre, attenant à celle de Joséphine. Chaque point de vue, chaque lieu, chaque objet le reportait à ses belles années du Consulat où les éclatantes faveurs de la Fortune séduite lui donnaient la croyance qu’il l’avait pour jamais asservie. » Pour cet esprit impressionnable et naturellement porté à voir en toutes choses l’intervention de la fatalité, quelle occasion de surprendre dans sa propre destinée les extrémités des choses humaines ! C’est ainsi qu’autour des acteurs s’évêque le théâtre de leur action, et dans cette mesure que l’historien a le droit d’« imaginer, » c’est-à-dire de mettre sous nos yeux des images complètes et concrètes.

Parmi ces acteurs du drame humain il va sans dire que quelques-uns se détacheront au premier plan. Ce sont, quoi qu’on en puisse