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ruelle et dont les fenêtres n’ont vue que sur les arbustes et les concombres du jardin. Il nous offrit une tasse de café et nous causâmes Turcs et Tatars. Il célébra leurs joies paisibles et leur économie.

— Sont-ils polygames ? lui demandai-je.

— Tous, me répondit-il, mais seulement d’intention ! La religion nous permet quatre femmes et ne nous défend pas expressément d’en avoir une cinquième. Tous mes Turcs et Tatars profiteraient volontiers de la permission, s’ils n’étaient retenus par leur pauvreté, leur amour de l’argent ou leur désir de tranquillité. L’entretien de deux femmes oblige à construire deux maisons ; l’entretien de quatre femmes en nécessiterait quatre. On ne peut pas les loger ensemble, sous peine d’avoir chaque semaine à remplacer la vaisselle qu’elles se jettent à la tête.

— Ces dames ont l’air si doux ! m’écriai-je.

— Ne vous y fiez pas ! dit-il. Ce sont des pestes. Je sais un Tatar qui en avait épousé deux et qui en eût trépassé, si l’une d’elles n’avait attrapé une pleurésie mortelle un soir que sa rivale la força de coucher dehors.

— Du moins, lui dis-je, quand elles ont réduit leur mari au triste état de monogame, elles l’en consolent en lui donnant beaucoup d’enfans.

— Cela dépend, répondit-il : jusqu’à cinquante hectares et plus, on a environ sept ou huit enfans ; mais, passé cent hectares, les familles diminuent. Les pauvres sont admirables et selon le cœur du Prophète. Ont-ils gagné quelques sous ? Ils s’en vont au marché et en reviennent avec des provisions de bouche et du café. (Je ne parle point de ceux qui en rapportent de l’eau-de-vie, car ils enfreignent nos saints commandemens et je ne veux pas les connaître.) On fait alors un bon dîner. Les parens se régalent et voient leurs enfans se régaler et se disent : « Il faut leur donner des frères et des sœurs qui se régaleront aussi. » Mais le riche songe toute la nuit : « Comment arriverai-je à grossir mon magot ? » Et, quand il en a trouvé le moyen, il se lève ou s’endort. Voilà ce qui se passe dans la société turque et tatare.

— Et qu’y pense-t-on, lui dis-je, de la domination roumaine ?

— On n’en pense rien, si ce n’est que le gouvernement qui protège les mosquées, entretient les séminaires, laisse les gens croire et vivre à leur guise, est le meilleur des gouvernemens.