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Nous repartîmes à travers des rues blanches et ensoleillées. Des femmes, voilées d’étoffes éclatantes, cheminaient le long des murs et subitement disparaissaient, comme happées à une porte par une main invisible. — Très oriental ! Fit l’iman. Et, arrêtant au passage une jeune fille qui se hâtait : « Ôte ton voile ! » lui cria-t-il. Elle obéit et tourna vers nous un assez joli visage aux yeux morts : elle était aveugle.

Tout au haut de la ville, on battait le blé dans la cour d’une ferme tatare. L’iman la traversa et nous poussa vers le seuil de la maison. Une grosse femme nous reçut, ébahie ; mais, sitôt qu’elle aperçut son prêtre derrière nous, elle se réfugia dans l’escalier, et, faute de mouchoir, releva sa jupe et s’en couvrit la figure. C’est ainsi que les femmes d’Orient sauvent leur pudeur. Le petit iman nous fit entrer dans la cuisine qui sentait mauvais, puis dans la chambre à coucher qui sentait plus mauvais encore, enfin dans l’étable qui sentait moins mauvais que la chambre et la cuisine. Et il appela le fermier : « Combien as-tu d’hectares ? — Cent. — De chevaux ? — Cinq. — De vaches ? — Quatre. — de bœufs ? — Trois. » — « Cet homme a trois bœufs, quatre vaches, cinq chevaux et cent hectares : c’est un richard. » Et dare dare, nous filâmes chez un autre tatar, qui n’avait que cinquante hectares, deux chevaux, deux vaches et un bœuf. Lorsque nous fûmes arrivés aux Tatars qui n’avaient ni bœufs, ni vaches, ni chevaux, pas même un pouce de terre, et qui vendaient des légumes, je me déclarai suffisamment asphyxié par mon enquête sur la vie tatare ; et je faillis opposer un refus poli, mais catégorique, à l’invitation que nous fit l’iman de nous conduire chez lui. Comme j’aurais eu tort, et qu’il est bon de se reposer sous un toit qui ne sent rien !

Notre hôte nous ouvrit une porte dans une ruelle déserte, et nous vîmes un petit jardin où des concombres ventrus rampaient sur la poussière et où de maigres arbustes poussaient, à la grâce de Dieu, comme des plants de haricots. Derrière ce jardin, dont l’homme avait toujours respecté le désordre providentiel, s’élevait une maisonnette, une délicieuse bonbonnière de Tatar. Deux pièces, sans plus, tapissées de nattes, entourées de divans et toutes scintillantes de vaisselle : à gauche, le salon ; à droite, la chambre avec un beau lit de fer aux ornemens de cuivre. L’iman est marié et père de quatre enfans ; mais sa famille habite une autre maisonnette adossée au mur de la