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une statue au poète des Tristes sur la place de l’antique Tomi. Jamais statue ne m’a paru tout à la fois plus méritée et plus imméritée. Plus méritée : car l’homme qui passa quinze ans de sa vie à pleurnicher sur ce rivage mérite sans aucun doute d’y rester en pénitence jusqu’à la fin des siècles. Plus imméritée : car, si les statues des hommes fameux ne se comprennent qu’aux endroits qu’ils ont célébrés ou illustrés, ce fut un étrange paradoxe d’ériger celle d’Ovide sur une terre qu’il n’a cessé de maudire et que le misérable n’a même pas essayé de nous peindre. Comment vivait-on dans cette colonie romaine dont les derniers vestiges nous semblent gigantesques ? Quels en étaient les habitans ? Que pensaient-ils ? De quelle façon les conquérans en usaient-ils avec eux ? Ovide n’a rien su voir ni rien su dire. S’il avait eu seulement l’esprit d’observation de mon ingénieur danois, s’il avait péché l’esturgeon ou chassé la bécassine, il eût peut-être écrit un livre inappréciable. Infatués d’eux-mêmes et de leur cité, les Anciens marchaient à travers les nations excentriques comme dans une vile poussière. Ils n’avaient point de pitié pour les savans futurs ni de vraie sympathie pour l’espèce humaine.

Les Roumains de notre temps commencèrent par imiter en Dobrodja l’exemple du poète qu’ils y avaient honoré. Les bords de la Mer-Noire revirent des figures d’exilés. À six heures de Bucarest on se crut au bout du monde. On regretta naïvement le restaurant Capsa ou les ombrages des Carpathes. Les fonctionnaires s’y sentirent en disgrâce. Et pourtant la Dobrodja offre à la curiosité de l’artiste, de l’historien, de l’anthropologiste, et même du bureaucrate, une matière exceptionnelle. Comme les costumes, les questions les plus diverses s’y entremêlent et se disputent notre attention. Question coloniale : comment acclimater et retenir dans un pays chrétien les Turcs qui sont peut-être les meilleurs colons, les plus probes, les plus actifs, mais que sollicite un éternel désir de quitter la terre des giaours ? — Question politique : comment apprivoiser ces rudes Bulgares dont l’hostilité, si elle se comprend en Macédoine où ils luttent contre l’influence roumaine, ne s’explique en Dobrodja que par un excès d’humeur combative ? — Questions ethniques : à quels groupemens rattacher les Tatars, les Kurdes, les Albanais et les Tsiganes dont les villages, perchés sur la falaise de la ville, y flamboient dans leurs haillons et leurs pourritures ? — Questions