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acquéraient, à leur porte même, une province d’Amérique, une colonie dont six heures de chemin de fer relieraient bientôt le chef-lieu à la métropole. Et cette colonie, que sa pénurie d’habitans rendait assez facile à organiser, possédait cependant des colons admirables. Il est vrai que les distances entre les villages et la variété des races, — on en compte jusqu’à vingt et une, — compliquaient un peu l’œuvre des administrateurs.

La Dobrodja, sauf les marécages du Danube et les forêts de Badabagh, n’est qu’un vaste désert aux ondulations grises et jaunes, crevassé, raviné, recouvert d’une couche de poussière que la brise la plus légère soulève en tourbillons aveuglans. Mais çà et là, au milieu de ces mamelons, où les troupeaux de brebis cheminent comme des reflets de nuage, le désert verdoie et le désert se dore. Les pâturages succèdent aux plaines de chardons ; les labours, aux pâturages. Un village est là, qui ne ressemble pas plus à celui que vous avez laissé dix lieues derrière vous qu’à celui que vous atteindrez ce soir après cinq ou six heures de charrette : village allemand, village roumain, village bulgare, village turc, village tatar, village russe. De la monotonie indicible de cette nature surgissent des îlots de civilisation européenne, orientale, presque asiatique, à demi barbare. Quelques gros bourgs, Mangalia, Babadagh, Meijidié, paraissent grouper et associer ces élémens disparates ; mais ce ne sont que des villages juxtaposés. Mille Turcs, mille Tsiganes, mille Bulgares, mille Roumains ne composent point une ville de quatre mille âmes : ils ne forment que quatre villages de mille âmes chacun.

Une fois en possession de la Dobrodja, le gouvernement roumain commença les travaux du port de Constantza. L’ancienne cité turque devint, pendant l’hiver où le Danube est gelé, un centre d’exportation ; pendant l’été, une station balnéaire. Les vieilles rues d’Orient muettes, aveugles, aux murs d’une blancheur spongieuse, aboutirent à des hôtels et à des magasins de coquillages. Des ateliers de photographes braquèrent leurs appareils sur les mosquées en torchis. Le minaret érigea au-dessus des cafés européens sa silhouette de poivrière. Mais on s’habitue vite à ces contrastes criards et je n’étais point surpris de voir grouiller des Tsiganes dépenaillés, des Tatars, très sales et très doux, autour de la statue d’Ovide.

Vous pensez bien que les Roumains ne manquèrent pas d’élever