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marins grecs cassent les verres et jouent du couteau. Il m’a montré des Levantins débarqués ici, sur ces dalles, avec une moitié de chemise et trois quarts de pantalon, et qui, dix ans plus tard, accoudés à la poupe d’un navire, un gros cigare entre les dents, remportaient chez eux des fortunes scandaleuses. J’ai assisté aux péripéties d’une lutte effroyable entre un Anglais et un Allemand, tous deux commissionnaires : l’Anglais, pour ruiner son rival, avait installé un élévateur ; mais l’Allemand, pour tuer l’élévateur, embaucha mille Turcs …

—… Et mille Turcs, sachez-le, coûtent moins cher qu’une machine anglaise et travaillent davantage. Car les Turcs sont, après les Danois et les Français, le plus laborieux et le plus honnête peuple de la terre. Excellens Turcs ! Tranquilles, consciencieux, toujours contens d’Allah et de son prophète, et, dès qu’ils ont pris femme, plus sobres qu’une société de tempérance. Et pas un, monsieur, pas un ne songe à décorer sa boutonnière du petit bouton des ligues anti-alcooliques. Ils boivent de l’eau et sont aussi modestes que s’ils buvaient du vin. Et quelle loyauté ! Est-ce qu’on signe un contrat avec un Turc ? On lui tape dans la main et on s’endort sur les deux oreilles. Mais les Russes… Ah ! les Russes !… On ne peut pas leur dénier le patriotisme : ils ont évidemment compris que la sécurité de leur patrie voulait qu’ils en sortissent. Seulement, croyez-moi, ils manquent de délicatesse. Dans ce pays, il faut être pêcheur ou chasseur. Ces gueux de Lippovans sont à la fois l’un et l’autre. Vous les voyez partir à la pêche, un fusil sur l’épaule. Qu’arrive-t-il ? Que les marais se dépeuplent de bécassines, d’outardes, de porcs sauvages et même de lièvres. C’est d’autant plus déplorable que les pauvres ingénieurs qui s’en vont à la chasse n’y traînent pas des filets de pêche. La partie est trop inégale. Quant aux Arméniens, ne m’en parlez pas, ou vous me forceriez de vous dire que, depuis six ans, on n’a pas aperçu, du hameau de Saint-Georges au hameau de Chilia, les plumes effilées et blanches d’une seule aigrette ! Ces plumes se vendaient quarante francs la livre. Les aigrettes ne pouvaient plus promener leur coquet panache sur un coin de terre fréquenté par les Arméniens. Elles ont dû renoncer à l’hospitalité roumaine, et je suis bien sûr qu’elles regrettent ce pays, comme le regretteront tous ses hôtes. Qui n’aimerait la Roumanie ? Regardez la Commission du Danube. Elle se flatte de travailler pour l’Europe ; mais au fond elle ne