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Pétersbourg s’est montré paternel à leur égard ; il les a d’abord dispensés d’impôts, et ceux qu’il établit ensuite ne pèsent pas lourdement sur eux. Et puisque leur condition les satisfait, on peut donc se féliciter sans remords que la Dobrodja appartienne aux Roumains.

C’est un pays extraordinaire : Pourquoi iriez-vous en Amérique ou en Océanie ? Regardez seulement le soleil se coucher sur le Danube qui meurt. J’ai vu, entre ses steppes de roseaux pareilles à des fourmillemens de flèches d’or, ce vieux roi barbare des fleuves européens rouler dans l’agonie du jour des millions de roses. Imaginez tout l’or, tout l’argent, tout l’airain, tout le fer que les invasions ont laissé tomber sous ses vagues. Que d’armes et de bijoux, que de diadèmes enfouis dans son lit de sable ! Les cieux empourprés du soir font remonter à sa face morne et lasse le sang des anciens carnages.

Les hommes qui peuplent ses lagunes ne sont guère plus policés que les hordes dont ses flots portèrent l’aventure. Je ne parle pas des bergers roumains et transylvains qui, vers la fin de septembre, descendent des Carpathes et amènent leurs troupeaux sur ces vastes pâturages. Ils ont l’humeur douce de leurs brebis. Leurs yeux ne contemplent depuis des siècles que des toisons et des pentes herbeuses. Sous la stina des montagnes comme sous la tente de roseaux, ils gardent fidèlement les coutumes de leur village. Ce sont les Roumains par excellence ; et la vie pastorale des anciens temps du monde chante encore dans leur longue flûte droite. Mais le Danube héberge d’autres hôtes, les Lippovans, Vieux Croyans russes, que les persécutions ont chassés dans ces marécages et qui vivent de leur pêche. Barbus, comme il convient à l’homme, image de la divinité, amphibies, demi-païens et demi-byzantins, réfractaires à toutes les lois et refusant à l’État le droit essentiellement divin de tenir le registre des naissances et des morts, ils poursuivent dans leurs solitudes aquatiques le rêve obstiné de leurs pères pour qui Pierre le Grand fut l’Antechrist, et l’imitation des mœurs occidentales une œuvre de Satan. Les uns ont un clergé, et des églises, dont les cloches, même à Braïla, résonnent plusieurs fois par jour. Les autres, sans prêtres, ont substitué à la liturgie des pratiques grossières, d’aucuns disent abominables. Le gouvernement a l’œil sur leurs villages, mais il ne peut rien sur leurs tribus dispersées. Leurs campemens sont des