place forte de l’Europe, ses huit cents millions de chemins de fer, ses trente-quatre millions du pont sur le Danube, ses dix-huit millions de docks et de silos, et ses écoles, et son armée, et sa marine, et son port de Constantza et toutes ses folies architecturales, on demeure confondu de sa vitalité. Son défaut, il le sait bien lui-même, est de commencer plus qu’il n’achève et d’inaugurer plus qu’il n’entretient. Il a l’impulsion rapide, mais avec des reprises d’indolence. Surtout, les individus agissent moins que le gouvernement. Pendant que l’État construit des docks à Galatz, les compagnies roumaines de scieries mécaniques périclitent et passent la main à des compagnies juives. A-t-on besoin de clous et de savon ? Les Suisses en fabriquent. Les indigènes ne remuent que de la langue. Des avocats sans cause viennent prêcher des grèves et les ouvriers arborent le drapeau rouge. Que ne préfèrent-ils s’adonner aux charmes du kief ! Vous ignorez peut-être ce que signifie faire kief ? Cela consiste à s’étendre sur le dos aux sons des musiques tsiganes et à regarder couler le Danube entre un flacon et une odalisque. Galatz est une ville de kief.
Et cependant j’ai vécu avec de jeunes ingénieurs ; avec eux j’ai parcouru le delta. Cette génération, sortie du peuple, qui a grandi et percé à travers les crises politiques et financières, se montre, de l’aveu même des étrangers les plus difficiles, d’une intelligence et d’une énergie, d’un dévouement et d’une modestie également admirables. Mais le malheur veut qu’en Roumanie l’esprit d’initiative ne soit presque jamais du côté de la fortune, et que presque jamais la fortune ne l’encourage. Il ne trouve à s’épancher que dans les canaux du fonctionnarisme. Certes, on aurait tort de contester aux fonctionnaires roumains le mérite des grandes œuvres accomplies. On souhaiterait seulement que quelques-uns fussent mis en état d’exercer leur expérience et leur patriotisme dans le domaine des entreprises particulières. Loin de là, l’État, qui a dû tout créer, continue de tout vouloir régir. Sa tendance au monopole s’accuse de jour en jour, si bien qu’à Galatz, comme dans le reste du pays, on a cette impression que seuls le gouvernement et les étrangers travaillent.
Ce gouvernement que, pour mon compte, je ne saurais trop bénir, m’avait confié à des ingénieurs qui devaient me faire descendre le fleuve jusqu’à la Mer-Noire. Mais, avant de quitter