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un art. » Salluste remonte un peu moins haut ; c’est Sylla qu’il rend responsable de l’effroyable corruption des mœurs de son temps, et je crois qu’il a raison. C’est bien en effet après que Sylla fut revenu de l’Asie, qu’il eut ramené son armée « de ces lieux enchanteurs, où elle s’était accoutumée à faire l’amour, à boire, à piller les particuliers et les temples pour y prendre les statues, les tableaux, les vases ciselés, » que le mal est à son comble. Il a perdu surtout l’aristocratie. Chez elle, la fortune, venue brusquement, a enflammé le goût de la dépense, et la dépense à vite dévoré la fortune. Il y eut sans doute de grands seigneurs : comme Crassus, qui ne cessèrent d’accroître leurs richesses par des spéculations fructueuses. Quelques autres, comme Pompée, prenaient des parts, ou, comme on dirait de nos jours, des actions dans les banques des fermiers de l’impôt et s’associaient à leurs bénéfices ; d’autres, encore plus avisés, comme Brutus, l’austère Brutus, se cachant sous des intermédiaires complaisans, prêtaient leur argent à 48 pour 100 aux rois et aux villes endettées de l’Asie ; mais c’étaient des exceptions, le plus grand nombre avait tout perdu. « A Rome, disait le tribun Philippus, il n’y a pas deux mille citoyens qui aient un patrimoine. » Cicéron, qui rapporte ce mot, trouve qu’il était imprudent de le dire, mais il n’en conteste pas l’exactitude. Évidemment Philippus n’entendait parler que des fortunes tout à fait nettes et liquides ; il y en avait fort peu qui de quelque manière n’eussent pas été entamées. Dans ce nombre de grands seigneurs obérés, beaucoup sans doute n’étaient que compromis par leurs dépenses ou leur mauvaise gestion. Il leur restait assez de biens pour faire honneur à leurs affaires, mais à la condition de ne pas achever de s’épuiser en luttant follement contre une usure tous les jours plus lourde avec des revenus sans cesse diminués. Cicéron leur conseillait de ne pas se laisser acculer à la ruine. « Eh quoi ! leur disait-il, vous avez des champs étendus, des palais, de l’argenterie, de nombreux esclaves, des objets précieux, des richesses de toutes sortes, et vous craignez d’ôter quelque chose à vos possessions pour l’ajouter à votre crédit ! » Mais il avait beau dire ; ils ne consentaient à rien vendre de leurs domaines pour payer leurs dettes. C’est qu’ils comptaient bien se libérer à meilleur marché. Les révolutions leur semblaient un moyen commode de se débarrasser de leurs créanciers, et ils en avaient tant vu qu’ils pouvaient toujours