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son goût. Ailleurs, je lis cette réflexion qui donne à penser : « Se faire par la violence le maître des siens et de son pays, quelque facilité qu’on en ait et quelque bien qu’on puisse accomplir, c’est un triste rôle[1]. » Si c’est à César qu’il fait allusion, et il me semble difficile qu’il en soit autrement, le trait est rude. Même ce bel éloge qu’il fait de lui en le comparant à Caton, au lieu de lui plaire, risquait de le blesser. César avait l’âme généreuse ; il a pardonné à presque tous ses ennemis. Caton est le seul qu’il ait franchement détesté. Je crois bien qu’il lui aurait été fort déplaisant d’être mis en parallèle avec lui.

Si ce n’est pas pour défendre César que Salluste a écrit son Catilina, n’est-il pas vraisemblable que ce soit pour attaquer Cicéron ? Il ne l’aimait pas, nous le savons. C’était un adversaire politique, et les circonstances de sa vie privée en avaient fait un ennemi personnel. On connaît les raisons particulières qu’avait Salluste de ne pas aimer Milon[2] ; Cicéron, qui défendait Milon avec tant de dévouement, devait lui être odieux. Il est donc naturel de penser qu’il aurait été fort aise de trouver quelque occasion de le dénigrer ; — et certainement il n’a pas dit de Cicéron tout le bien qu’en pensait Cicéron lui-même : c’était difficile. Il faut pourtant reconnaître que sur trois points, qu’il l’ait ou non voulu, il lui donne raison, et ce sont trois points essentiels. Il montre que Cicéron n’a pas calomnié Catilina, puisqu’il le traite plus mal que lui. Quand il affirme que jamais Rome n’a été plus près de sa perte, il prouve que Cicéron n’a pas exagéré le service qu’il a rendu à son pays en le sauvant de ce danger. Enfin, s’il n’a pas été toujours juste pour lui, il nous permet de l’être ; ou plutôt il nous y force. Sans doute il passe autant qu’il le peut le nom de Cicéron sous silence ; quand il raconte les mesures qui amenèrent la ruine de la conjuration, il a le tort de ne pas dire toujours que c’est à son instigation qu’elles furent prises, mais il ne dit pas non plus que ce soit à l’instigation d’un autre ; et, comme il n’a pas placé auprès de lui quelque personnage d’importance auquel on puisse les attribuer, et qu’il l’a laissé tout seul en face de Catilina, on est bien

  1. Je cite le texte de ce passage curieux : Vi quidem regere patriam et parentes, quanquam et possis et delicta corrigas, importunum est. Jug. S.
  2. Milon avait épousé la fille de Sylla, qui était fort galante. Ayant surpris un jour Salluste chez lui, au lieu de le traduire en justice, il lui donna les étrivières et le rançonna. L’affaire fit beaucoup de bruit à Rome. On en riait encore du temps d’Horace.