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près de quarante-cinq ans. Comment se fait-il qu’il eût attendu si tard pour débuter dans la littérature ? Il s’est chargé lui-même de nous l’apprendre. En tête du Catilina et du Jugurtha, il a placé de très longs prologues auxquels Quintilien reproche de n’avoir aucun rapport avec l’ouvrage qui les suit. Quand on les lit un peu vite, on est tenté de n’y voir qu’une vague leçon de morale et une suite de lieux communs. Mais les lieux communs ne sont pas toujours aussi insignifians qu’on pense ; il arrive qu’on s’en sert quelquefois pour faire entendre ce qu’on ne veut pas tout à fait dire et qu’on tient pourtant à laisser deviner. C’est ainsi qu’il est, je crois, possible de découvrir, dans toutes ces généralités de Salluste, l’expression de sentimens personnels et presque des confidences. On y voit d’abord très clairement que c’est un désabusé, qui attaque sans pitié tous les partis, même celui qu’il a servi, qui ne ménage guère plus le peuple que l’aristocratie, qui accuse aussi bien ses anciens alliés que ses adversaires de ne chercher que leur profit particulier sous le prétexte du bien public. On n’a pas de peine à saisir la cause de cette sévérité. Elle tient sans aucun doute aux mécomptes qu’il a éprouvés pendant qu’il était dans les affaires publiques. Deux fois, la politique l’a trompé. Chassé du Sénat par des censeurs rigoureux, pour avoir prononcé des harangues séditieuses, pendant les querelles de Clodius et de Milon, et s’être mêlé aux émeutes de la rue, il y est rentré quand César a été le maître et par sa protection. Mais il n’a pas obtenu toutes les satisfactions qu’il espérait : après sa préture, on ne l’a pas fait consul. Dès lors, il a trouvé « que le mérite était méconnu. » Désenchanté de la politique, dans laquelle il s’est replongé sans succès deux fois de suite, il lui a paru « qu’un homme a mieux à faire que de perdre son temps à saluer le peuple au Champ de Mars ou à donner à dîner aux électeurs, » et il a renoncé pour toujours à la vie publique.

Les vieux Romains, quand ils prenaient leur retraite, se retiraient dans leurs terres ; mais Salluste n’était pas homme à se contenter de la culture de ses champs ou du plaisir de la chasse. « Ce sont, disait-il, des occupations d’esclave. » Il lui en fallait d’autres. Ce petit Sabin d’Amiterne, quoiqu’il sortît d’une famille inconnue, était arrivé à Rome avec un désir immodéré de se faire vite un nom, de devenir un homme illustre. « Tous les efforts des hommes, nous dit-il, doivent tendre à ne pas traverser la vie sans faire parler d’eux ; autrement ils ne diffèrent en rien