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Solange à sa mère.
Fin mai 1851.

J’irai te voir dans huit ou dix jours, peut-être mardi prochain, c’est-à-dire de demain en huit. Ce beau temps à Paris me rend triste comme une miette de pain dans un bonnet de coton. Et puis, depuis que tu es partie [George Sand avait touché barres quelques jours à Paris pour les répétitions de Molière], les journées me paraissent d’une longueur extrême. Quand on demande à Nini où est grand’maman, elle répond : « Grand’maman est patie dans le beau jadin chercher des joujoux à Nini. »

…Au revoir, ma chérie. Je t’embrasse du fond de mon cœur, et Nini en fait autant. Mon mari te remercie et te serre la main. La statue[1]a manqué de s’écrouler hier. Le fauteuil a faibli par les jambes ; mais on est arrivé à temps pour te porter secours, et tu es intacte. Alexandre Dumas a eu l’idée de faire une souscription pour t’offrir cette statue en marbre. M. de Girardin, le comte d’Orsay, Dumas et le vieux roi Jérôme se mettent en tête.


A la même.
Début de juin 1851.

Ma mignonne, mon mari est parti hier pour Londres [second séjour de Clésinger en Angleterre dans cette année 1851] ; et moi je peux d’autant moins quitter Paris que ce sacré ministère n’a pas encore regorgé son argent. Tout cela m’ennuie fort, car je ne pourrai aller te voir avant 15 jours. Et puis, ce beau temps est désespérant à Paris. Cela me rend triste et grognon comme tout d’apercevoir le soleil et la verdure dans mon Meissonier de jardin. Je monte à cheval à 7 heures du matin pour me rafraîchir les idées, mais je ne trouve au bois de Boulogne que poussière, et imbéciles en pantalons nankin. Je prends des bains dans une baignoire pas toujours propre, à l’ombre de deux robinets en cuivre. Je me roule avec Nini sur un tapis vert et rouge qui, malgré ma bonne volonté, ne peut pas me faire l’illusion d’une prairie émaillée de coquelicots. Quand je fais bondir Bébé [sa chienne] dans mon vaste jardin, elle m’écrase mon pied d’œillet ou me bouscule mon unique rosier. Je mange à regret, et je boude si fort en dormant que je m’en réveille la nuit. Enfin, je suis la femme la plus malheureuse des cinq parties du monde, y compris l’Océannie.

…Si tu m’envoyais le rôle que tu me destines, je l’apprendrais ici et serais aussi avancée que vous en arrivant là-bas. Je demande un rôle de gamin, ou d’Armande Béjart, ou de muet qui ne retrouve pas la voix, s’il y en a. Je pourrais bien aussi remplir celui du domestique qui fait entrer beaucoup de monde chez M. le marquis.

  1. Il s’agit de la statue du Théâtre-Français, déposée au Louvre après l’incendie de 1900, et qui vient de faire retour à la Comédie. Cette statue n’est pas à vrai dire un portrait ; elle représente la Littérature, et n’offre avec les traits de George Sand qu’une ressemblance générale et « stylisée, » en réalité alourdie et vieillie.