Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/189

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Remarquez qu’on est toujours puni par où on a péché. Voyez moi, avec mes goûts de luxe, qui aurais trouvé un carrosse à six chevaux à peine digne de me porter, moi qui comptais vivre dans des espaces imaginaires avec des rêves de poésie, au milieu des nuages et des fleurs, me voilà plus prosaïque, plus aplatie que l’être le plus terre à terre. Je suis sûre que je deviendrai avare, moi qui aurais jeté des millions par les fenêtres. J’ai plus vieilli en huit jours qu’en dix-huit ans ; et je crois qu’il y a peu de femmes de mon âge, élevées comme moi en princesses, qui aient passé par de si rudes épreuves aussi tranquillement que je l’ai fait.

D’un côté les soucis d’argent, de l’autre une mère qui m’abandonne brusquement sans que j’aie aucune connaissance de la vie ; un père plutôt dur qu’affectueux, un père sans tendresse, voilà qui n’arrive pas tous les jours à des filles de dix-neuf ans… Heureusement que j’ai mon sculpteur, qui me console de tout, qui me tient lieu de tout[1]


Voilà l’état moral de la jeune femme, quelques mois après le mariage.

L’état de la mère ne vaut guère mieux. A Poney, le 14 décembre 1847 : « Vous avez compris… que je traversais la plus grave et la plus douloureuse phase de ma vie. J’ai bien manqué d’y succomber quoique je l’eusse prévue longtemps d’avance, etc.[2]. » Elle ajoute :

Solange est venue me voir en passant pour aller chez son père à Nérac. Elle a été roide et froide, et sans repentir aucun [c’est nous qui soulignons]. Elle est enceinte, et je n’ai pas voulu dire un mot qui pût l’émouvoir péniblement. Du reste, elle est bien portante, plus belle que jamais, et prenant la vie comme un assemblage d’êtres et de choses qu’il faut dédaigner et braver.

Et un peu plus loin, en annonçant l’Histoire de ma vie :

… Ce sera une assez belle affaire qui me remettra sur mes pieds, et m’ôtera une partie de mes anxiétés sur l’avenir de Solange, qui est assez compromis[3]par son manque d’ordre et les dettes de son mari. [Ces derniers mots supprimés dans le texte imprimé.]

La dette ! Ce mot fut la terreur de la grande tâcheronne, que son incorrigible générosité empêcha toujours d’être riche et qui, vers cette époque, était moins que jamais à son aise. Neuf ans auparavant, en 1838, elle avait recouvré la jouissance de l’hôtel de Narbonne, moyennant une somme de 50 000 francs

  1. Carlowicz, ouvr. cité, 3e lettre de Solange à Chopin.
  2. Corr., II, 374.
  3. Ibid., p. 378.