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Chine était moins étrangère à l’Europe qu’elle ne l’était encore il y a cinquante ans ; ils ont été les véhicules des civilisations chinoise, arabe, persane ; ils ont servi de trait d’union entre l’Occident européen et l’Orient jaune. Ainsi, à côté de l’éternel antagonisme, Iran contre Touran, Chinois contre Mongol, il y a toujours eu, entre nomades et sédentaires, échange de services et réciprocité d’influence ; tout en se combattant périodiquement, ils sont, pour ainsi dire, complémentaires les uns des autres. Toute l’histoire de l’Asie Centrale tient dans ce jeu de bascule.

A des peuples batailleurs convient une organisation sociale et politique toute militaire : le Turc est toujours mobilisé, toujours sur le pied de guerre. La discipline, le respect de la hiérarchie, de l’ancienneté en grade, sont les fondemens de la société ; le capitaine de gens d’armes est aussi celui qui possède le franc-alleu, la terre libre. Le devoir militaire, l’obéissance au supérieur prime tout, même les droits naturels de la famille. « Le Turc, à cheval, ne connaît plus son père : » c’est un dicton du pays. « Si l’on sabre la maison de ton père, sabre avec tes compagnons : » c’en est un autre. En revanche, deux guerriers, deux rois qui ensemble ont « bu le serment, » c’est-à-dire partagé une coupe remplie de leur propre sang mêlé à du koumiss[1], sont unis l’un à l’autre par le plus puissant des liens. Les coutumes de l’héritage sont caractéristiques d’une société toute militaire : c’est le plus jeune des fils, qui hérite de la terre et reste le gardien du foyer, vivant paisiblement sous sa yourte, sur le pré de ses ancêtres ; à l’aîné, au contraire, les chevaux et la bande de gens d’armes avec lesquels il saura faire bonne besogne ; quant aux cadets, nantis d’une méchante monture, l’arc et le carquois à l’épaule, le sabre au côté, ils s’en vont « aux fortunes de Chine, » quêtant au loin une adoption, s’offrant à qui veut les employer, à un père sans enfans, à un roi en quête de reîtres : en cherchant leur vie de-ci, de-là, ces aventuriers eurent parfois d’étranges fortunes : ils succédèrent aux khalifes de Bagdad et s’assirent sur le trône des empereurs de Byzance. Témoudjine, avant de devenir le Tchinghiz Khan des Mongols, s’est offert à l’adoption du roi des Turcs Keraït ; Timour s’est mis en route pour la conquête du monde portant sa femme en croupe sur son cheval boiteux ; le grand Mogol Bâber, qui

  1. Boisson pétillante faite avec du lait de jument fermenté.