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logiques et fera toujours éclater la rigidité de nos formules et de nos cadres. Ce qu’il défendait là contre ses jeunes rivaux, c’était, il le sentait bien, sa propre originalité critiqué, et ce qu’il ajoutait de lui-même aux procédés et aux méthodes d’investigation qu’il empruntait à autrui, ce qui les lui faisait combiner en des proportions inédites, je veux dire cette part d’invention artistique, de demi-création et de divination qui restera dans l’histoire du genre la marque propre de Sainte-Beuve.

Un dernier trait achève d’expliquer et de légitimer dans une certaine mesure l’admiration qu’on professe généralement pour cette partie de l’œuvre de Sainte-Beuve. « Les Lundis, je n’hésite point à le dire, écrivait Scherer, sont un des livres les plus extraordinaires dont l’histoire littéraire conserve le souvenir. » Et un peu plus loin, il ajoutait : « On dirait Montaigne devenu critique. » C’est cela même ; et la comparaison mériterait d’être reprise et poursuivie. Le Sainte-Beuve des Lundis est un Montaigne plus préoccupé de « littérature » que l’autre, et qui écrit dans les journaux ; c’est l’un des derniers, et l’un des plus grands de nos « moralistes français. » Sur toutes les questions qui touchent à l’homme et qui intéressent la vie, il est plein de vues, parfois contestables, souvent pénétrantes et profondes, toujours suggestives et qui font penser[1]. De son œuvre on pourrait extraire tout un gros volume de « pensées, » « réflexions » ou « maximes » qui viendrait prendre tout naturellement sa place à côté des livres des observateurs les plus célèbres du cœur humain. On y sent l’homme qui a longtemps vécu à Port-Royal, et qui a pleinement justifié le mot de Royer-Collard : « Qui ne connaît pas Port-Royal ne connaît pas l’humanité. » On y sent l’homme aussi qui a beaucoup lu, beaucoup étudié, beaucoup réfléchi, qui a vécu d’ailleurs en dehors des livres, qui a pratiqué bien des milieux, qui n’est resté étranger à aucun des mouvemens d’idées qui ont agité ses contemporains, et qui, de tout cela, lectures, fréquentations, pratique de la vie et des hommes, a rapporté une expérience morale infiniment riche et diverse. C’est cette expérience qui se répand à travers ses livres avec une aisance heureuse, avec une grâce alerte et piquante qui sont d’un charme singulièrement vif ; c’est elle qui les soutient, les nourrit et les anime ; c’est elle qui en fait la sève intérieure et

  1. Voir dans le Livre d’Or, les intéressantes pages où M. J. Bourdeau a essayé de définir ce qu’il appelle si joliment « le dogmatisme furtif » de Sainte-Beuve.