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ne s’en tient pas là, et son sujet même l’oblige à ne pas s’en tenir là. Quand il écrivait des articles suivant les caprices de son humeur ou les hasards de l’actualité, il pouvait choisir à son gré « des hommes et des œuvres secondaires ; » il pouvait, dans ces conditions, négliger relativement les œuvres, se contenter de « chercher l’homme sous l’auteur, » et se dispenser, ou à peu près, de juger. Ici, il n’en va plus ainsi. S’il rencontre des personnalités et des écrits de second ordre, il se trouve aussi aux prises avec saint François de Sales et avec Montaigne, avec Corneille et avec Pascal, avec Molière et avec Racine. Avec eux, comment négliger les œuvres ? Comment ne pas prendre corps à corps les Essais ou Polyeucte, les Provinciales et les Pensées, Tartuffe et Athalie ? Et dès lors, comment s’abstenir de les juger, ces œuvres mémorables ? Comment se refuser à en mesurer la valeur de forme et de fond ? Sans compter qu’ici, un élément nouveau, et qui faisait entièrement défaut dans les études individuelles et fragmentaires d’autrefois, intervient presque nécessairement : on se trouve en face de Pascal et d’Arnauld ; il faut les étudier parallèlement ; il faut les comparer ; et comparer, c’est juger ; c’est avouer que Pascal écrivain avait du génie, et qu’Arnauld écrivain n’avait même pas de talent[1]. Et c’est ainsi que, dans le Port-Royal et grâce au Port-Royal, sans répudier le moins du monde ses acquisitions antérieures, et même en les augmentant encore, en s’ouvrant donc et en s’élargissant de plus en plus, la critique de Sainte-Beuve rentrait, si je puis ainsi dire, en possession d’une de ses fonctions essentielles, l’obligation de juger, fonction qu’elle avait failli perdre de vue quelques années auparavant.

Ce n’est pas tout encore. Avec le Port-Royal, c’était la première fois qu’un critique littéraire de profession s’attaquait à un sujet aussi vaste, aussi important, aussi élevé. Y réussir ou y échouer, c’était, en un certain sens, prouver que la critique était ou n’était pas capable de soulever et de traiter certaines questions ; c’était, dans une certaine mesure, entraîner dans sa fortune le genre même de la critique. Bien en a pris à Sainte-Beuve d’avoir soutenu cette gageure et d’avoir gagné triomphalement son pari ; et tout vrai critique devrait lui en savoir un gré infini. Car c’est la critique elle-même qui a bénéficié de cette victoire. Sainte-Beuve

  1. Cf. Port-Royal, t. II, p. 71-73.