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dans les études critiques qu’il donne à la Revue de Paris, d’un procédé des plus ingénieux. Ce n’est pas un pur hasard qui a déterminé le choix des écrivains dont il s’occupe successivement : Boileau et Mme de Sévigné, Jean-Baptiste Rousseau et Le Brun, Mathurin Régnier et André Chénier, Corneille et Racine. Ce sont pour lui des précurseurs ou des ennemis du romantisme, — des ennemis morts sans doute, mais dont la réputation n’est encore que trop vivante et gênante ; et il abaisse les uns et il exalte les autres suivant la sympathie ou l’hostilité posthume qu’il leur attribue à l’égard des doctrines et des œuvres contemporaines. Boileau, Jean-Baptiste Rousseau et Racine portent la peine d’avoir été des classiques authentiques, et surtout d’avoir trop souvent servi d’« autorités, » d’exemples et de modèles impeccables dans les controverses récentes ; Régnier, Corneille ou André Chénier, au contraire, bénéficient largement des « affinités électives » qu’ils ont, ou qu’ils paraissent présenter avec les nouveaux poètes : Sainte-Beuve fait d’eux des romantiques avant la lettre, et il déploie toute son habileté et tout son art à découvrir et à mettre en relief ce que l’on a depuis appelé « le romantisme des classiques. »

Son initiation aux théories du Cénacle entraîne une autre conséquence, plus heureuse peut-être et en tout cas plus durable. Il ose désormais être poète même dans sa critique. Son style, naguère un peu gris et terne, dans son élégante correction, maintenant s’anime et se colore d’ingénieuses et piquantes images. Sa personnalité, qui s’effaçait autrefois, intervient à travers ses expositions, ses jugemens et ses analyses et leur donne mouvement, chaleur et vie. Et c’est aussi la personnalité, chez les autres écrivains, qu’il s’efforce d’atteindre et de restituer dans sa réalité vivante : personnalité morale et poétique surtout. Car, pour qui sait lire, tout grand écrivain élabore un certain genre particulier de beauté : c’est cette beauté particulière que le critique doit ressaisir, et dont il doit donner l’idée, par d’adroites « transpositions, » et comme l’équivalent plus ou moins lointain à ceux qui le liront. Michelet disait que l’histoire est une résurrection : la critique est une évocation. Et il s’agit aussi de connaître et de faire connaître aux autres l’âme individuelle qui s’exprime, et parfois se dérobe, sous cette forme littéraire, de la surprendre dans l’intimité de sa vie journalière, dans ses dispositions foncières, dans les derniers replis de son moi. Pour