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mari par amour pour lui, le mari, de son côté, aime sa femme au point d’avoir presque besoin des scènes qu’elle lui fait… A peine a-t-il fini de la gronder, qu’aussitôt il se remet à lui confier ses plus intimes pensées, toute sorte de projets ou de résolutions qu’elle ne manquera pas de désapprouver, et dont il aura de nouveaux ennuis. Ou bien il lui dit : « La mauvaise humeur que j’ai exprimée dans mes deux dernières lettres m’apparait, dès aujourd’hui, tout à fait ridicule. Et cependant, aujourd’hui encore, avec les dispositions les plus amicales, je ne puis m’empêcher de trouver que je n’ai pas eu absolument tort dans mes remontrances. » Et le voilà qui entame d’autres « remontrances, » sauf à s’en excuser quelques lignes plus loin. Jamais il ne souffre que personne, autour de lui, hasarde la moindre observation défavorable sur l’esprit de sa femme ou son caractère. « Je ne saurais permettre, écrit-il à sa sœur, que l’on représentât Emilie comme intéressée et mesquine en matière d’argent. Bien au contraire ! La profonde noblesse de sa nature, elle l’apporte aussi aux choses de l’argent. Sur ce point comme sur les autres, elle est infiniment meilleure que moi. » Et sans cesse davantage, dans ses lettres à sa femme, les invectives s’entremêlent de tendres élans, si tendres et si doux qu’on les devine jaillis d’un cœur où l’amour n’a fait que croître avec les années.


Lorsque je vois à présent de jeunes couples riches, — écrit-il à sa femme, le 11 juin 1883, — une pitié infinie me vient pour loi, pour la vie que tu as eue il y a trente-cinq ans. Comme tout leur est facile, à ces jeunes femmes ; et à toi, ma chérie, comme tout, a été dur ! De moi-même je ne par le point : les poètes ont une folie qui les aide toujours à tout traverser. Mais les pauvres femmes ! La faim, le manque d’argent, le souci, les enfans, et, de la part du monde, un regard de pitié plus pénible que tout le reste ! Mais enfin, Dieu merci, tout a fini par s’arranger pour nous ; et maintenant tu ferais une mauvaise affaire en échangeant ta situation contre celle même de la femme du médecin d’ici.


Toute la seconde partie du dernier volume des Lettres de Fontane est remplie de passages pareils à celui-là. Nous sentons que, en effet, « tout s’est arrangé » pour le vieux couple, que la querelle de jadis est définitivement oubliée, ou plutôt qu’elle ajoute encore, par son souvenir, au charme d’une paix et d’un repos désormais immuables. Et cette conclusion suffirait, à elle seule, pour nous empêcher de trop nous émouvoir d’une querelle que, simplement, il aurait peut-être mieux valu qu’on nous laissât ignorer.


T. DE WYZEWA.