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nous montre toujours cet instinct de mesure, cette élégance discrète, cette horreur de l’exagération aussi bien dans le sentiment que dans la pensée, toutes ces précieuses qualités que réclame, en matière d’art, notre goût latin. Les sujets de ses romans ont, je crois, un caractère trop local, trop essentiellement berlinois, ou plutôt « brandebourgeois, » pour que l’on puisse espérer qu’ils s’acclimatent chez nous : mais avec leur allure rapide et leur souriante bonhomie, avec l’heureuse modération de leur réalisme, et de leur pathétique, il n’y en a pas dont la forme, tout au moins, soit mieux faite pour être comprise et goûtée d’un lecteur français.

Ce sont en vérité de très beaux romans, et je ne m’étonne pas que leur succès grandisse, en Allemagne, d’année en année, à mesure que décroissent d’autres réputations plus brillantes et plus prétentieuses : mais toutes les vertus littéraires que l’on y admire se retrouvent, et avec plus de charme encore avec plus de richesse et de variété, dans ces lettres intimes qui à peine parues, ont aussitôt pris leur place parmi les chefs-d’œuvre classiques de la prose allemande. D’un bout à l’autre des deux gros volumes qu’elles remplissent, ces lettres sont une suite ininterrompue de portraits, de paysages, d’anecdotes, de réflexions piquantes sur les hommes et les choses. « Que je par le ou que j’écrive, dit quelque part Fontane, je suis surtout un causeur ; c’est un trait de ma nature, où je devine l’effet de ma descendance française. » Un causeur, un homme ayant le don merveilleux de découvrir [partout, et sans l’ombre d’effort, des sujets nouveaux de conversation. « Si je ne me trompe pas, disait-il un autre jour, dans une lettre à l’un de ses fils, tu as hérité de ton vieux père le pouvoir de trouver plaisir, en dix minutes, à dix choses différentes. » Tel il se fait voir à nous, d’un bout à l’autre de ses lettres : trouvant un égal plaisir aux choses les plus différentes, depuis les grands problèmes de la philosophie ou de la politique jusqu’aux détails de la cuisine, jusqu’au spectacle de la pluie et au bruit du vent. Les chagrins mêmes dont sa vie est amplement pourvue, la maladie, le manque d’argent, soixante ans de vaine lutte contre une malchance obstinée, tout amuse ce parfait causeur, tout lui fournit matière à des comparaisons imprévues, à d’ingénieux paradoxes, à des observations dont la drôlerie, pour contraster avec la gravité des situations qui les ont inspirées, n’en est ni moins spirituelle ni moins bienfaisante. Et cela tient à ce que, en même temps qu’un causeur, Théodore Fontane reste toujours un poète : s’amusant de tout, son imagination transfigure tout dès l’instant qu’elle y touche ; et le moindre fait a pour lui un