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Habitués à labourer cette terre depuis des siècles, ils ont toujours considéré qu’elle était leur lot. La loi rurale de 1864, qui bouleversa l’organisation sociale de la Roumanie et qui distribua trois millions d’hectares à quatre cent cinquante mille paysans, établit en même temps les rapports de ces paysans et de leurs anciens boyars. Mais il arriva que, d’une part, l’accroissement des familles morcela bientôt les petites propriétés ; de l’autre, que le métayage, adopté en Valachie, parut souvent plus dur au paysan que ne l’était jadis l’obligation de la dîme. Les grandes propriétés du Danube, qui se composent de dix mille hectares, sont en général affermées par des Grecs. Sous l’administration de ces étrangers, désireux de rafler une grosse fortune et de quitter le pays, les humbles métayers subissent douloureusement la loi draconienne et compliquée des contrats agricoles. Ils possèdent leurs bœufs, leurs charrues, tout l’outillage, sauf la machine à battre ; ils ont le sentiment de leur valeur qui manque aux paysans de Moldavie, simples ouvriers ruraux. Mais ils n’en éprouvent que plus vivement l’injustice et les torts du propriétaire. L’État, de 1864 à 1898, fut forcé de procéder plusieurs fois à de nouveaux partages. Et des hommes politiques ont déjà proposé l’achat de propriétés privées, pour satisfaire aux exigences de cette population « qu’on peut entraîner, dit un historien, à la plus épouvantable jacquerie, en lui promettant un champ. » C’est là le point névralgique de la Roumanie moderne. Que de fois j’ai surpris, quand nous passions au milieu des paysans pauvres, si indolens et d’apparence si placide, des regards de défiance et d’animosité, courts éclairs jaillis d’un impassible masque et aussitôt éteints ! L’étranger y est plus sensible que l’indigène. Il me semble bien qu’il y a dans ces campagnes dormantes des élémens d’émeutes qui n’attendent, pour s’organiser et se déchaîner, que l’imprudence d’un politicien ou l’ambition d’un avocat. L’école et la presse amincissent chaque jour la couche de résignation orientale, sous laquelle j’entends sourdre un furieux appétit de nouvelles lois agraires.

Du reste, la Roumanie a déjà ses socialistes, et précisément, je rencontrai le plus notable d’entre eux dans un des beaux paysages de l’Olténie. Nous parcourions des vallées charmantes qui me rappelaient la Creuse, des vallées d’ombre et de soleil, où la nature d’une main légère prépare ses vendanges d’automne. Aux balcons des maisons de bois, les quenouilles luisaient dans