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modestie. Les Roumains, élevés à notre école, ont encore raffiné sur cette délicatesse. Vous serez étonné d’apprendre que tel homme qui se présente à vous comme un gai vivant, un heureux cosmopolite, a dépensé la moitié de sa fortune en fondations charitables ; que tel autre, dont tous les rêves semblent errer captifs entre le Gymnase et l’Opéra, consacre les trois quarts de sa vie au bien-être de ses paysans. Notre ministre, M. Henry, si justement apprécié et aimé, me racontait qu’il avait vu entrer un jour dans son cabinet de travail un membre de la société roumaine qui lui apportait vingt mille francs pour le Collège français et qui, ne voulant point être nommé, paraissait même s’excuser de cette insignifiante donation ! Dois-je craindre de citer ici les Bibesco, les Brancovano, les Plagino, les Lahovary et tant d’autres dont les noms relèvent le blason roumain d’un si joli cimier de chevalerie et de claire intelligence ? Deux journaux quotidiens, l’Indépendance Roumaine et la Roumanie se publient en français et nous n’en avons guère de mieux rédigés. La grande zone française de la nation roumaine est un des plus beaux miroirs où puisse se complaire notre ancienne fierté. Nos idées et nos sentimens y prennent une teinte infiniment attrayante. Ce n’est plus nous et c’est nous encore : c’est nous avec une courtoisie peut-être plus hospitalière, une instruction féminine parfois plus étendue et le lustre indéfinissable que donnent à ces Latins du dernier promontoire les lueurs proches de l’Orient.

Mais un certain nombre de Roumains se sont avisés que les peuples latins souffraient d’une excitation nerveuse dont seuls les docteurs de Berlin pouvaient les guérir. « La culture allemande, me disait l’un d’eux, c’est notre bromure. » Il est admirable qu’on reconnaisse la plupart du temps un jeune Roumain germanisé avant même qu’il n’ouvre la bouche. Toute son allure est glacée de raideur militaire. Il commence un salut avec le geste brusque du soldat qui jette la main à son képi. Il est réservé, un peu morne ; il se défie de son âme de Latin ; il la tient dans une sévère discipline ; il a toujours peur qu’elle ne s’échappe et ne s’amuse à brouiller l’ordonnance de ses concepts. Pour les hommes âgés, Berlin est devenu la Ville Sainte, la Mecque de la Science et des Vertus morales. D’aucuns même, quand ils en parlent, ne désignent l’objet de leur culte que sous de pieuses périphrases. Ils disent : « Mon étoile m’a conduit chez