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sur les lèvres roumaines, demi-sourire, demi-soupir, et si pitoyable ! « Mme X… a trompé son mari, dit-on : la pauvre ! Et M. X… s’est consolé avec Mme Y… : le pauvre ! » On se marie, on divorce, on se remarie, on est aimé, trahi, repris, abandonné, on naît, on meurt, on se ruine, on s’enrichit, on est toujours « le pauvre ! » ou « la pauvre ! » Mortales ægri. Les potins de la Roumanie débordent de mélancolie virgilienne.

L’absence de toute contrainte religieuse et son universelle indulgence répandent sur la société roumaine une grâce un peu molle, la grâce d’une gerbe opulente imparfaitement liée. L’opinion du monde n’y exerce aucune tyrannie.

Un soir que je traversais une rue excentrique, je m’approchai d’une humble maison où un corbillard s’était arrêté, un corbillard tout sculpté, surmonté d’anges aux ailes étendues et attelé de quatre chevaux caparaçonnés de noir. Deux cochers russes, obèses, descendus sur le trottoir, s’y promenaient lentement. Les croque-morts avaient appuyé à la grille voisine d’un jardin leurs cierges dont la lumière éclairait l’envers des feuilles et dont la cire tombait en stalactites sur l’herbe verte. Je me demandai pour quel cadavre, dans cette obscure maison, on avait attelé les quatre chevaux à l’illustre char. Quelques badauds regardaient la porte sombre : je fis comme eux. Il en sortit une bière ouverte où je ne distinguai, sous un voile blanc semé de fleurs, que deux mains croisées, deux mains de femme rigides et blêmes. Les porteurs, en l’introduisant dans le corbillard, découvrirent la morte, et elle nous apparut un instant, la tête en bas, pareille à je ne sais quelle funèbre idole. Les gens s’étaient avancés et se penchaient pour voir aux lueurs du crépuscule ce visage fermé et ces yeux clos vainement tournés vers les premières étoiles. Le corbillard s’éloigna, suivi d’un modeste cortège qui ne répondait guère à sa magnificence. Et mon étonnement grandit lorsque j’appris que la défunte était la femme d’un simple employé. Mais j’appris aussi que les Roumains ont le culte des belles funérailles, que des sociétés se sont constituées, et que les petites gens y versent un ou deux francs par mois afin d’avoir un jour un grand corbillard traîné par quatre chevaux. La beauté de leur enterrement devient le luxe de leur vie. Ils n’ont économisé durant toute leur existence que ce dernier bruit qu’ils font sur le pavé des rues. C’est leur ambition d’entrer dans la mort en somptueux équipage, persuadés sans doute