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une haie de chardons desséchés. Une barrière à bascule se souleva au milieu de la haie, c’était Bucarest. La capitale des Hospodars me serra le cœur. » En ce temps-là les rues principales n’étaient que des fossés recouverts de madriers où s’accumulaient les ordures et d’où, à la tombée des pluies, jaillissaient sous les pas des chevaux des geysers de boue. La première chaussée date de 1844. La nuit, la ville n’avait d’éclairage que les lueurs des torches qui brûlaient dans la cour des grands boyars. On passait d’un faubourg à l’autre sur des ponts d’une largeur de deux planches. Et, sans sortir de la ville, là où s’épanouit aujourd’hui le jardin du Cismegiu, les amateurs, dans les marais et les roseaux, chassaient le canard sauvage. De cette agglomération de faubourgs, où la saleté de l’Orient croupissait le long des rues et autour de cent vingt-sept églises, de ce chaos si pitoyable que l’apparition subite d’un hôtel princier y semblait une bravade effrontée à la misère, les Roumains, en moins de cinquante ans, ont tiré une ville singulière, pleine encore de disparates, sans caractère très accusé, un peu prétentieuse, un peu folle, mais gaie.

Elle est gaie de la jolie gaieté que donnent aux villes verdoyantes leur ceinture et leur voile de feuillage. Dans le tremblement des arbres, les toits les plus revêches ont toujours l’air de sourire. Et Bucarest sourit sur trois mille hectares. Elle est gaie de ses irrégularités mêmes et de ses contrastes. Elle a des paresses de ville orientale qui s’allonge et s’étire, et s’endort jusqu’au ras du ciel. Il lui faut de l’espace, de la lumière, des rues interminables et qui ne mènent à rien, des songes de rue où la hutte s’adosse au mur de la villa, le spectre de la bicoque à l’illusion du palais. Elle ne mêle pas trop les divers peuples qui la hantent : elle a son quartier russe, son quartier arménien, son quartier juif, son quartier bulgare, ses rues d’épiciers grecs. Mais, comme les poissons d’eau salée, entraînés par les courans, dégénèrent dans une eau plus douce, tous ces Orientaux y ont perdu leur couleur ; et même le paysan roumain des Mahalas ou banlieues copie la jaquette de son boyar. Je ne vois que les tziganes à demi nus, accroupis dans les carrefours, qui sauvent la face de l’Orient.

À mesure qu’on se rapproche du centre, Bucarest se réveille, secoue ses dernières vapeurs de narghilé. Elle veut être sérieuse. Et coup sur coup, elle a fait sortir de terre une Banque nationale