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exempts de tout impôt, citadelles du clergé grec, gouffres où se sont abîmées les richesses du pays ; car le pays est riche, naturellement et spontanément riche. La terre désolée ne demande qu’à produire. À défaut des semences qu’on lui refuse, elle se prodigue en fleurs ; elle étale pour des yeux qui ne veulent pas comprendre d’immenses prairies d’amarantes et d’anémones.

Les voyageurs ne soupçonnent pas encore d’où viendra le salut : de l’Autriche ? de la Russie ? Ils constatent cependant, à partir de 1830, des symptômes de renaissance, une instruction plus répandue, le progrès des idées françaises, la bonne volonté des princes indigènes qui sous la tutelle russe ont succédé aux Fanariotes. Faibles indices. Ils ne devinent pas quelle merveilleuse aventure se prépare ; d’ailleurs, leurs hôtes l’ignorent eux-mêmes. Mais tous se sentent pris au cœur par cette nature à demi sauvage et qui croise sur d’inutiles trésors ses bras désespérés. Ils en emportent l’image de la plus grande infortune. Ni les horribles marchés d’esclaves tziganes ; ni les paysans dont la longue chevelure et les sandales en peau de chèvre ne connaissent que le vent des paniques, ni les haillons qui, au bord des routes, rendent le sourire des femmes si navrant, ni leurs yeux de madones italiennes où les anges semblent toujours pleurer, tant d’intelligence perdue, tant de beauté dégradée les émeuvent moins encore que les faces d’abandon par lesquelles la nature dénonce le crime des hommes. En 1839, de Moltke, appelé comme instructeur des troupes à Constantinople, traversa la Roumanie. La vue de ces friches lugubres et de ces champs, plus labourés des canons étrangers que des charrues valaques, éveilla la compassion dans son âme carnassière. La terre roumaine eut le triste honneur de le faire gémir sur nos folies dévastatrices et de lui donner peut-être sa première et sa dernière nausée du sang. C’est sur cette vision que je ferme mes livres et que je quitte Sinaia, en quête d’une Roumanie plus roumaine.

La vallée de la Prahova s’élargit. Nous entrons dans la région des collines et du sel et du pétrole. Cette route de Prédéal à Bucarest a l’avantage de vous faire parcourir en quelques heures les divers aspects de la Roumanie, et l’on pourrait même y installer dans les chemins de fer un cours d’économie politique à l’usage des voyageurs.