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et telle est la puissance des grands fantômes que je me surprends à comparer les paysans qui passent sous mes fenêtres aux vétérans de César établis dans un petit domaine, tandis que le pope, mon voisin, debout au milieu de son jardin potager, sous sa longue toge noire et sous sa loque d’avocat, me semble haranguer un forum de choux.

ii. — sur la route de bucarest

Il faut toujours songer au passé quand on voyage en Roumanie ; et c’était bien l’idée de M. Jean Bratiano, ministre des Affaires étrangères, lorsqu’il me choisit lui-même dans sa bibliothèque les récits les plus marquans des voyageurs qui avaient visité son pays à la fin du XVIIIe siècle, et jusqu’en 1848. « La Roumanie, me disait-il, ne vaut qu’on l’étudie que si on se reporte constamment à cinquante ans en arrière. J’affirme alors que même la métamorphose du Japon en État moderne est moins extraordinaire que la rénovation des Principautés danubiennes. » Et il ajoutait : « Notre histoire se divise en trois grandes périodes : la première qui s’étend des origines à la fin du XVIIe siècle, confuse, sanglante, barbare, héroïque. Nous sommes balayés par les invasions. Toutes les hordes qui s’abattent sur l’Europe, les Roumains en sont les brise-lames. Puis les Russes, les Autrichiens, les Polonais, les Hongrois, les Turcs s’acharnent contre nous, et nos boyars s’acharnent contre eux-mêmes. Notez que, jusqu’au Prince Charles, nous ne comptons pas plus de quatre princes qui aient régné au moins dix ans. Comment avons-nous persisté ? Il y a du miracle dans la vie de notre peuple. La seconde période part du XVIIIe siècle. Les Turcs qui n’ont pu nous anéantir ont cependant réservé sur nous leur droit de suzeraineté. La Valachie et la Modalvie exténuées reçoivent leurs princes de la main du Sultan qui les choisit parmi les drogmans de son quartier du Fanar. Durant cent années, elles ne seront plus que les fermes de Stamboul, livrées sans résistance à tous les marchandages et à toutes les corruptions. Ce n’est qu’aux environs de 1820 que nous commençons à remuer sous cet amas d’ignominies. Trente ans encore d’incertitudes, d’anxiété, de douloureux tâtonnemens, mais aussi de jeunesse et de foi ; et nous touchons aux temps modernes, qui sont venus tard pour nous. Lisez maintenant les témoignages de ceux qui