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Aujourd’hui, la Cour et l’aristocratie roumaine y établissent leur résidence d’été. De la villa des Bratiano qui, derrière la gare de Prédéal, semble marquer la frontière, jusqu’au château royal de Sinaia, sur un espace d’environ cinq lieues, magistrats, ministres et anciens ministres, diplomates, généraux, députés, viennent passer les mois ou les jours torrides sous les ombrages du domaine de la Couronne. Petite Suisse aux grands hôtels, mais dont les chalets rehaussent leur coquetterie d’une pointe orientale. On y trouve des torrens et des concerts de tziganes, des fabriques et des fermes modèles, des paysans modèles, une école modèle ; des légendes apprivoisées par la Reine dans les hautes forêts entretenues par le Roi ; des attelages admirables ; des postillons princiers, ainsi qu’au temps des Hospodars, vêtus de tapisserie des bottes à la tête et plus enrubannés que des arbres de mai ; des jardins et des parcs ; le lit capricieux d’une rivière où croissent des saules, et, le soir, sur des ponts éclairés à la lumière électrique, des troupeaux de brebis dont les toisons pressées ont le roulis des vagues. On y trouve un vieux monastère qui ressemble au grand monastère du Sinaï comme une châsse peut ressembler à une cathédrale, un adorable vieux monastère remis à neuf : son toit en saillie, ses fenêtres en encorbellement, et leurs petits vitrages peints ont des lueurs de gros joyaux sous la vigne grimpante. Mais ses moines n’ont point été restaurés : ils sont noirs, ils sont hirsutes, ils datent du Spatar Cantacuzène qui, deux cents ans passés, les consacra, dans cette vallée sauvage, à Notre-Dame, Mère de Dieu. On y trouve aussi le berceau de la dynastie roumaine, qui est un grand château de renaissance allemande. Et l’on y trouve surtout la société la plus aimable du monde, j’oserais presque ajouter : la plus française, car ce ne sont que docteurs ou licenciés de l’Université de Paris, ingénieurs diplômés de l’École centrale ou de l’École des mines, officiers élevés à Saint-Cyr, médecins sortis de nos hôpitaux ; et dans les gares, dans les hôtels, dans les salons, sur les routes et les sentiers, c’est en français qu’on parle, c’est en français qu’on rit, et, si l’on aime en roumain, du moins c’est en français qu’on flirte.

À deux pas de la frontière, vous pouvez ainsi surprendre et d’un seul regard embrasser, dans cet ancien refuge d’opprimés qui fut également un repaire de bandits, une petite Roumanie moderne, fraîche, pimpante, légèrement pittoresque, une Roumanie