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Que nous voilà loin, cher enfant, d’une conversation politique ! Depuis quinze jours, c’est la première fois que je puis laisser courir ma plume et vous voyez si j’en profitte. Vendredi vous aurez donc enfin une lettre. Pour laisser les autres, je veux vous dire encore une nouvelle du jour. A l’audience de ce matin, devant deux cents personnes, M. le d(uc) de B(erry)[1] a dit à M. Cuvier (commissaire du Roi), après quelques phrases polies sur son rapport : qu’il regrettait qu’il eût employé un beau talent à soutenir une loi qui lui paraissait mauvaise et subversive de la Charte non moins que de la monarchie, qu’il saurait gré aux hommes qui voteraient contre, qu’ils serviraient la légitimité.

— M. de Bonald a fait un fort beau discours qui a fait une grande impression. Les deux parties s’accordent à dire que si on eût été aux voix après, la loi n’eût pas passé. Il faudra voir demain la marche de la discussion. Lisez le rapport de M. de B(onald), je vous en prie, mon Alphonse, et dites-moi si vous n’admirez pas le caractère et le talent du noble ami de votre mère ? Je n’en connais encore que des fragmens qu’il m’a lus, mais c’est assez pour le juger. S’il n’est pas inséré en entier dans le Moniteur, je vous enverrai un des exemplaires de M. de B(onald) que je dois avoir demain.

J’ai lu vos vers, cher Alphonse, ou plutôt je les ai dévorés. Vous me gronderez, j’en suis sûre, mais pourquoi la tentation était-elle irrésistible ? Comment les avoir sur mon lit et les quitter, cher enfant, avant d’avoir épuisé mon admiration et mes larmes ? Comment dormir et sentir là votre âme sublime s’épanchant tout entière avec ce caractère de sensibilité qui la distingue, noble comme le génie ! touchante comme l’amour vrai ! Oh ! mon Alphonse ! qui vous rendra jamais Elvire ? qui fut aimée comme elle ? qui le mérite autant ? Cette femme angélique m’inspire jusque dans son tombeau une terreur religieuse. Je la vois telle que vous l’avez peinte, et je me demande ce que je suis pour prétendre à la place qu’elle occupait dans votre cœur. Alphonse, il faut la lui garder et que moi je sois toujours votre mère. Vous m’avez donné ce nom alors que je croyais en mériter un plus tendre. Mais depuis que je vois tout ce qu’était pour vous Elvire, je vois bien aussi que ce n’est pas sans réflexion que vous avez senti que vous ne pouviez être que mon enfant. Je commence à croire même que vous ne devez être que cela, et si je pleure, c’est de n’avoir pas été placée sur votre route, quand vous pouviez m’aimer sans remords et avant que votre cœur se fût consumé pour une autre. — Consumé, ai-je dit ? ah ! pardonnez. Je vois ce que vous devriez être plutôt que ce que vous êtes. Tout respire l’amour dans vos lettres et jusqu’à cette expression chérie que vous avez créé ! N’avez-vous pus dit, ne suis-je pas sûre que vous avez pour moi une passion filiale ? Cher Alphonse ! je tâcherai qu’elle me suffise. L’ardeur de mon âme et de mes sentimens voudrait encore une autre passion avec celle-là, ou que du moins il me fût permis, à moi, de vous aimer d’amour et de tous les amours ! Mais s’il faut vous le cacher, ô mon ange ! si vous êtes

  1. Le 1er janvier, les ministres, marginaux, ambassadeurs, etc. furent reçus par le Roi dans la salle du Trône. Tous furent admis ensuite auprès de Monsieur, de Madame, Duchesse d’Angoulême, et chez les Princes.