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III

Un Robinson Crusoé sortant de son île n’est pas devenu plus étranger à la marche du monde que ne l’était un prisonnier d’État après des années de cachot. Fouquet avait cru, en écoutant Lauzun, qu’il avait l’esprit dérangé. Quand ce fut au tour de ce dernier de reprendre contact avec la vie générale, il eut aussi fort à faire pour se remettre au courant. L’histoire de France s’était allongée d’un chapitre, tandis qu’il enrageait dans son cachot. L’histoire intérieure de la Cour, de beaucoup la plus importante pour un ancien favori désireux de reprendre pied, aurait rempli un volume de ses complications tragi-comiques.

A première vue, le chapitre de l’histoire nationale était resplendissant entre tous. La guerre de Hollande avait donné à la France la Franche-Comté, à Louis XIV une gloire et une puissance qui l’avaient élevé, dans l’opinion européenne, au-dessus de tous les autres souverains. Aux yeux des étrangers, il était plus qu’un grand Roi, il était le Roi, l’incarnation par excellence de l’idée monarchique, le prince qui avait fait de la France la dominatrice du monde civilisé : — « Jamais, dans l’Europe moderne, dit un historien allemand[1]qui nous considère toujours à travers l’intérêt germanique, il n’y avait eu un développement de la puissance militaire sur terre et sur mer, pour l’attaque et pour la défense, tel que celui auquel parvint la France pendant la guerre, et qu’elle conserva pendant la paix ; jamais encore une seule volonté n’avait exercé un commandement aussi étendu sur des troupes aussi instruites et aussi soumises. » On nous admirait et l’on nous craignait : « (Louis XIV), dit encore Ranke, réduisit une partie des princes allemands et tout l’empire à un degré d’abaissement auquel ils n’étaient jamais tombés dans le cours des siècles ; l’Espagne se vit menacée par lui de la perte de son indépendance… » L’Europe s’accordait aussi à reconnaître que « l’histoire du monde offrait peu d’époques dont la civilisation et la littérature eussent jeté autant d’éclat que celle de Louis XIV. » Telle était la France, vue du dehors, dans les années qui séparent la paix de Nimègue (1679) de la Révocation de l’Edit de Nantes (1685). Ce brillant tableau avait quelques

  1. Léopold de Ranke, Histoire de France.