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le père de Valmont devait être un assez triste sire, de mœurs mauvaises, d’âme corrompue, d’esprit sec et méchant. Il parait qu’il n’en était rien, et qu’il faut sur ce point modifier sensiblement l’opinion reçue. Cela ressort en premier lieu de la correspondance de Laclos. M. Louis de Chauvigny nous donne les Lettres[1] que Laclos écrivit à sa femme et à ses enfans, de la prison de Picpus, puis des armées du Rhin et d’Italie. Ce sont des lettres aussi dépourvues qu’il est possible de mérite et même de prétention littéraire ; mais cette absence de tout artifice en fait aussi bien la valeur. Laclos s’y montre tel qu’il est : tendre époux, bon père de famille, homme sensible, modeste, sans ambition. En même temps, M. Emile Dard consacre un livre très abondamment documenté au Général Choderlos de Laclos[2]. Cette profusion de renseignemens dont on réjouit notre curiosité va nous permettre de mieux connaître l’homme, et par cela même de mesurer plus sûrement le caractère et la portée de son livre.

A vrai dire, la partie de la vie de Laclos sur laquelle il nous serait le plus précieux d’être renseignés est aussi celle dont on ne nous apprend rien. Car Laclos ne nous intéresse qu’en tant qu’il a été l’auteur des Liaisons dangereuses, et c’est là qu’il faut tout rapporter. Nous aimerions à savoir comment il a été amené à écrire son livre, quelle expérience il avait faite de la vie, quelles sociétés il avait fréquentées, quels modèles avaient posé devant lui. Sur tous ces points nous sommes réduits à des conjectures. Tout ce que nous savons se réduit aux détails les plus insignifians. Laclos appartient à une famille de petite noblesse ; il est de bonne heure entré au service ; il a gagné le grade de capitaine d’artillerie ; il a longtemps tenu garnison en province, notamment à Grenoble. Il est estimé de ses chefs, bien noté : on ne lui connaît pas d’aventures ; il passe pour un officier de bonne conduite, de mœurs rangées. On le sait d’ailleurs épris de littérature, tournant agréablement les vers badins, se mêlant volontiers aux conversations de salon. Ce militaire, ce provincial parvenu à la quarantaine sans avoir jamais fait parler de lui, comment prévoir qu’il fût à la veille de faire scandale dans une société qui pourtant ne se piquait pas de pruderie ? Cette espèce d’éclosion spontanée reste aussi

  1. Lettres inédites de Choderlos de Laclos, publiées par M. Louis de Chauvigny, 1 vol. (in-8°). Librairie du Mercure de France. — Laclos, les Liaisons dangereuses, 1 vol., ibid.
  2. Le général Choderlos de Laclos, auteur des Liaisons dangereuses, d’après des documens inédits par M. Emile Dard. 1 vol. in-8o, Perrin.