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Oh ! joie !… Plus d’hésitation, elles venaient ! Alors Mme O-Tsuru-San tomba soudain à quatre pattes, le visage extasié, murmurant à mi-voix des choses obséquieuses qui coulaient comme l’eau d’une fontaine.

Elles étaient du reste agréables à regarder venir, les visiteuses, agréables à regarder franchir le torrent, par le vieil arceau de granit tout frangé de branches retombantes. Jolies toutes trois, les yeux bridés juste à point pour imprimer à leur figure le sceau de l’Extrême-Asie ; fines et presque sans corps, habillées de soies rares, qui tombaient en n’indiquant point de contours et dont les traînes, garnies de bourrelets, s’étalaient avec une raideur artificielle ; coiffées et peintes à ravir, comme les dames que représentent les images de la bonne époque purement japonaise. La pagode ouverte formait derrière elles un fond d’une religiosité ultra-bizarre et lointaine. Au-dessus, c’était la demi-nuit des ramures, des feuillées touffues et d’un coin de montagne qui s’enfonçait dans les grosses nuées très proches. Au-dessous, c’était la dégringolade rapide du torrent et du sentier, plongeant tous deux côte à côte dans une obscurité plus sombrement verte encore, sous des futaies plus serrées, — parmi ces roches polies, grisâtres, qui semblent des fronts ou des dos d’éléphans, vautrés dans l’épaisseur des fougères.

Elles s’avançaient doucement, les trois belles dames, avec des vagues sourires, l’âme peut-être encore en prière chez le Dieu qui règne ici. Et les gentilles cascades, enfouies sous les herbes et les scolopendres, leur jouaient une marche d’entrée calme et discrète, comme en tapotant sur des lames de verre.

A la place d’honneur elles s’assirent, et Mme O-Tsuru-San, toujours à quatre pattes, reçut de leur part une commande longue, bourrée de détails, confidentielle même, semblait-il, et entremêlée de saluts, que l’on n’en finissait pas de s’adresser et de se rendre. J’observai que l’on ne se parlait qu’en dégosarimas, ce qui est la manière la plus élégante, et ce qui consiste, comme chacun sait, à intercaler ce mot-là entre chaque verbe et sa désinence. Je n’avais jamais entendu Mme O-Tsuru-San s’exprimer avec autant de distinction, ni s’affirmer si femme du monde.

Mais qu’est-ce qu’elles avaient bien pu commander, ces dames ? Mme O-Tsuru-San, maintenant affairée, venait de se