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pour que l’Empereur bornât là sa première campagne, le suppliant de réorganiser la Pologne et d’attendre le printemps, les impatiens de l’état-major général nous appelaient les Russes ! Quant à Ney, il est le vainqueur de la Moskowa, mais c’est à la Bérésina qu’il s’est montré. L’histoire n’enregistrera pas deux pareils héroïsmes, et, sans lui, pas un de nous ne serait revenu ! » Illusions ! héroïsme ! c’est là le dernier mot de cette néfaste campagne ; l’Empereur lui-même en convenait à mi-voix. Je lui ai entendu dire aux Tuileries devant Davout, Lobau et moi : « Combien les projets les mieux ourdis, les prévisions les plus étudiées peuvent être déjoués par des circonstances imprévues ! Commandant à l’Europe, disposant de toutes ses forces, j’avais cru le moment venu d’envahir la Russie ; je voulais établir une barrière qu’elle ne franchît point et retarder sa puissance de cent ans : je l’ai peut-être avancée de cinquante années. »

Jusqu’à son départ pour l’ambassade de Vienne, M. de Narbonne fut tous les jours de service auprès de l’Empereur, qui, souvent pendant la nuit, venait le trouver dans le premier salon où il couchait sur un lit de camp ; il s’asseyait sur le bord du lit, et sans lui permettre de se lever, causait longuement avec lui des affaires. Un matin que je le trouvai encore couché à l’heure où le lever de Sa Majesté allait sonner, il me dit : « L’Empereur est resté ici jusqu’à sept heures, il est soucieux de l’avenir. — « Narbonne, m’a-t-il dit, vous mourrez constitutionnel ! — Oui, Sire, c’est ma première religion. — Eh bien ! mon cher, vivez plus longtemps que moi ! Je désire, vous le savez, que vous éleviez mon fils ; malgré tout votre esprit, vous n’en ferez qu’un homme ordinaire, car les hommes supérieurs ne transmettent pas leur génie à leurs enfans. Au reste, la médiocrité est tout ce qu’il faut pour un monarque constitutionnel ; quand j’aurai achevé mon œuvre, il suffira, pour la conserver, d’un gouvernement à contrepoids : faire le Sénat héréditaire, et laisser parler la Chambre des députés. Mais auparavant, il faut quelle temps épure le Sénat et qu’une assez grande masse d’intérêts soit liée à la conservation de mon ouvrage et de ma dynastie. J’ai besoin de quinze à vingt ans. Avec un gouvernement représentatif fait de tempéramens et de négociations, il m’en faudrait quarante, et encore n’en viendrais-je peut-être pas à bout. »

Mon beau-père partit pour Vienne avec de tristes pressentimens « On m’envoie. là-bas, me disait-il, comme on va chercher