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porter à Wilna ses dernières propositions à l’empereur Alexandre. Celui-ci l’accueillit fort bien et lui dit dans leur entretien : « Que veut l’Empereur ? Me ranger à ses intérêts, me contraindre à des mesures qui ruinent mes peuples ; et, parce que je m’y refuse, il prétend me faire la guerre, persuadé qu’après deux ou trois batailles et l’occupation de quelques provinces, voire d’une capitale, je serai forcé de demander une paix dont il dictera les conditions ! Il se trompe. » Alors, prenant une vaste carte de ses États, il la déploya lentement sur la table et continua : « Monsieur le comte, je suis convaincu que Napoléon est le plus grand général de l’Europe, ses armées les plus aguerries, ses lieutenans les plus braves et les plus expérimentés ; mais l’espace est une barrière. Si, après plusieurs défaites, je recule en balayant les populations, si je laisse au temps, au désert, au climat le soin de ma défense, peut-être bien aurai-je le dernier mot de la plus formidable armée moderne. »

Cette conversation frappa tellement M. de Narbonne qu’il la rapporta en propres termes à l’Empereur comme je la rapporte ici textuellement. Elle parut faire quelque impression sur lui, mais le sort était jeté ; il voulait marcher à la tête de toutes les nations européennes rassemblées derrière lui, sauf deux, l’Angleterre et la Russie, et triompher de l’une en écrasant l’autre. Jamais on ne vit magnificence pareille à celle de ce voyage, où l’Empereur eût pu s’appeler Agamemnon ; et M. de Narbonne, arrivant un jour en retard à son service, put lui dire à sa décharge : « Sire, excusez-moi ; je suis tombé dans un embarras de rois, et malgré ma diligence, j’ai eu peine à fendre la presse. »

Je passai une partie de l’été chez moi et aux eaux d’Aix où je trouvai les reines d’Espagne, de Suède, de Hollande, Madame Mère, la duchesse d’Abrantès et la princesse Pauline. Celle-ci était à la diète blanche ; souvent je l’accompagnais dans ses excursions champêtres ; on lui apportait son lait et Mme de Semonville, chez qui nous logions, m’envoyait mon déjeuner dans un petit panier pour que je lui tinsse compagnie. Nous eûmes une fort belle fête sur le lac ; Talma s’y trouvait ; plusieurs fois je lui donnai la réplique chez la princesse avec qui, du reste, je chantais des nocturnes de Blangini, ainsi qu’avec Mme de Saluées. Au départ d’Aix, nous fîmes une course à la Dent du Chat où le préfet nous donna un grand déjeuner sous une fouillée. Nous