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mêlais d’introduire des estafettes, si j’étais ministre de la Guerre, que j’oubliais mon devoir, et que ce n’étaient pas mes fonctions mais celles de l’aide de camp ; puis, il appela brusquement le général comte de Lobau. Celui-ci l’écouta tranquillement et répondit avec un calme parfait : « Sire, je ne connais que la consigne : du lever au coucher, tout regarde le chambellan ; du coucher au lever, tout regarde l’aide de camp. Changez vos ordres, sinon, il peut en arriver cinquante, je n’en annoncerai pas un : c’est l’affaire de Rambuteau. Maintenant, comme Votre Majesté m’a donné du travail, je retourne à mes occupations. » L’Empereur ne dit mot. Cinq ou six fois dans la journée, je fus dans son cabinet pour la besogne courante, et non sans être rabroué. Le lendemain, il vint à moi très gai, me prit les deux oreilles et me dit affectueusement : « Eh bien, es-tu encore fâché ? Allons, tu m’es attaché, tu sers bien, je suis content de toi. » Il me donna deux petites tapes sur la joue et parla d’autre chose. C’est la seule fois qu’il m’ait brusqué pendant plus de trois ans que j’ai été attaché à sa personne. Il était bon ; tous ceux qui l’approchaient l’ont éprouvé, poli envers nous jusque dans les moindres détails. Ainsi, quand il avait besoin de nous, plutôt que de nous appeler ou de nous sonner, il nous faisait avertir par le gardien du portefeuille, ou venait lui-même ouvrir la porte de son cabinet.

Aux Tuileries, en rentrant du Conseil d’État qui se tenait dans le salon latéral à la chapelle, il traversait les grands appartemens et la galerie de Diane. En chemin, il causait de la séance ou de ce qu’il avait à faire. Le soir, quand le travail s’était prolongé, nous trouvions la table servie quelquefois depuis plus de deux heures, et il me plaisantait sur mon dîner plus brillant que le sien. Je l’assurais, en toute sincérité, que la vue de onze ou douze valets de pied pour moi seul me faisait hâter et m’empêchait de savourer tant de bonnes choses. Je me rappelle une truite du lac de Genève de quarante livres envoyée par le maire et qui nous fut servie parce qu’elle était trop grosse pour sa table. C’est au bout de la galerie de Diane que la nôtre était mise, à douze ou quatorze couverts. Nous étions deux ou trois les jours de Conseil, et j’étais seul si la séance avait fini tard. L’Empereur déjeunait sur un simple guéridon. On lui apportait habituellement du mouton braisé ou grillé, un poulet à la poêle, quelquefois du poisson, un plat de légumes, du fruit