Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 25.djvu/232

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

richesse et de profondeur, est ici, non moins que la mélodie, interprète de passion et créatrice de beauté.

Ailleurs il arrive que la mélodie s’affranchit ou s’isole, et que, se complaisant en soi seule, elle ne tire sa force que de soi. Telle apparaît, solitaire d’abord, la mélopée du pâtre, si vaste, que de sa courbe immense elle enveloppera par degrés, du commencement jusqu’à la fin du troisième acte, l’infini de la mer et celui de la mort.

La toute-puissance mélodique dans Tristan peut appartenir même à des phrases plus courtes : à quelques notes seulement, trois ou quatre à peine, comme celles qui signalent, au premier acte, l’entrée du héros mandé par Iseult. Il n’y a là, pour ainsi dire, qu’une amorce ou une attaque sonore, un sursaut, une secousse de l’orchestre ; mais ailleurs, partout ailleurs, je veux dire dans la musique entière, il n’y a peut-être que l’attaque — aussi brève — de la symphonie en ut mineur, qui porte un aussi brusque et aussi terrible coup.

La force, que tous les élémens de cette musique respirent, se communique par eux à toutes les formes, à tous les états de la vie, même à ses états permanens. Tout dans Tristan ne s’écoule point d’une fuite éternelle. Le musicien de ce qui passe a su l’être parfois ici de ce qui demeure. Le nocturne d’abord, plus tard, la méditation du héros à l’agonie, ressemblent à deux longues haltes, l’une dans l’amour, l’autre devant la mort. Mais le mouvement ou le progrès, l’approche et l’urgence, voilà surtout ce que Wagner exprime avec une puissance jusqu’à lui sans exemple. Rappelez-vous à quel désordre en proie, les deux amans abordent aux rives de Cornouailles (fin du premier acte). Rappelez-vous, au second acte, la frénétique arrivée de Tristan ; enfin et surtout, au dernier moment, l’arrivée d’Iseult, et quel adagio, quel scherzo, quel finale, — de quelle gigantesque symphonie ! — l’attend, l’espère, l’annonce et l’accompagne. Cette fois, plus que jamais, le souvenir de la symphonie en ut mineur se présente et s’impose. La transition, ou plutôt la gradation fameuse, et furieuse aussi, qui pousse le scherzo beethovenien vers le finale et qui l’y précipite, voilà la source et comme la prise, d’où le courant de la colossale progression wagnérienne a jailli.

Autant que les modes de l’être, acte ou pensée, les sentimens de l’âme : la haine, et l’amour plus encore, la joie et surtout la douleur, sont dans Tristan portés au comble. La puissance de la vie n’y a d’égale que la grandeur de la mort. Le regretté Lévêque avait, croyons-nous, défini la musique : le rapport entre la force des sons et celle de l’âme. Ce rapport ne fut jamais plus étroit entre ces deux