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III

Quand on avait décidé à Versailles le départ de l’escadre de d’Estaing, la situation militaire aux États-Unis était la suivante. Le général anglais Clinton s’était emparé de Philadelphie, qui avait été le berceau de la république ; l’escadre anglaise de Richard Howe, forte de neuf vaisseaux, croisait à l’embouchure de la baie de la Delaware, qui forme la rade de Philadelphie. Survenant à l’improviste, l’escadre française devait disperser l’escadre de Howe ; du coup, Clinton, enveloppé dans Philadelphie, était obligé de mettre bas les armes. Un nouveau Saratoga, plus grandiose que le premier, consacrait, d’une manière définitive, la liberté américaine. Cela se pouvait, à une condition : que d’Estaing apparût en Amérique avec la rapidité de l’éclair et qu’il dispersât Howe, avant que celui-ci ait eu le temps de reconnaître la main qui lançait la foudre. Les choses ne se passèrent pas ainsi.

Partie de Toulon avec un bon vent, notre escadre avait été presque tout de suite arrêtée par les calmes. Il lui fallut plus d’un mois, exactement trente-trois jours, pour atteindre le détroit de Gibraltar. La joie d’avoir enfin franchi avec tous ses vaisseaux ce goulet dangereux, surtout la joie de voguer à présent sur l’Atlantique, avec un bon vent d’est qui se décidait à gonfler les voiles, inspire à l’amiral cette dépêche (19 mai 1778) :

« Les détails d’humanité ne vous paraissent point être, monseigneur, au-dessous de vous. Les matelots ont des familles auxquelles ils sont chers et qu’ils aiment. Leur imagination est satisfaite en leur écrivant ; mais ils disent tous que leurs lettres n’arrivent jamais. J’ai ordonné, suivant la loi écrite, qu’elles fussent toutes renfermées sous votre enveloppe. Soyez assez bon pour ordonner bien positivement qu’on ne dédaigne point dans les bureaux de les faire exactement parvenir à leur adresse. Si elles arrivaient contresignées, cela ferait un effet prodigieux. Il n’y a point de femme de quartier-maître qui ne crût son mari en relations intimes avec vous. Toutes les filles des villages, attendu cet honneur et la liberté que laisse un époux qui s’absente, voudraient sans contredit un matelot pour mari, et les classes en augmenteraient. Pardonnez-moi mon extravagance, mais le vent est bon, et ce vin-là porte à la tête. »