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jeune république du Nouveau Monde que d’Estaing avait le grand honneur de conduire les vaisseaux de la plus vieille monarchie de l’Europe.

Considérée au point de vue de l’histoire proprement maritime, la décision qui venait d’être prise par le gouvernement de Louis XVI marquait une date capitale de notre stratégie navale. Jusqu’alors, même avec des hommes de mer de la trempe d’un Du Quesne ou d’un Tourville, la marine française avait toujours été un peu esclave des côtes ; elle n’avait guère eu d’autres champs de manœuvres que la Méditerranée, le golfe de Gascogne, la Manche. Quant aux flottes qui avaient quitté la France à destination du Canada, des Antilles ou des Indes, elles avaient eu au moins autant le caractère de convois de commerce que le caractère d’escadres de guerre ; loin de venir pour attaquer, elles étaient venues pour escorter ou pour défendre. A présent, c’était l’offensive la plus audacieuse, la grande guerre maritime, avec une entière liberté de mouvemens, que d’Estaing avait mission d’exécuter. Pour bien en comprendre l’importance capitale, il ne faut pas oublier que cette traversée de l’Atlantique, de Toulon à New-York, constituait le début même de la guerre d’Amérique. L’escadre de d’Orvilliers n’était point encore sortie de la rade de Brest ; le jour où elle en sortit, ce fut pour croiser dans la Manche, suivant le jeu classique, pour temporiser et attendre le combat. Ici, au contraire, les instructions de d’Estaing lui enjoignaient d’aller chercher directement l’ennemi jusqu’au-delà de l’Atlantique. En soumettant au conseil de Louis XVI et en faisant accepter l’idée de cette campagne à très grande distance, Sartine venait de donner à la guerre maritime une orientation toute nouvelle.

Dans l’offensive que d’Estaing inaugurait, il y avait une grande part d’inconnu. Les dangers d’une longue traversée, la difficulté de tenir ensemble les diverses unités de l’escadre, n’étaient rien à côté de l’ignorance des conditions dans lesquelles on allait combattre. A une pareille distance de la France, l’escadre française n’avait d’autres ressources à attendre que d’elle-même et du pays où elle devait aborder. Ce pays même était pour elle comme une terre inconnue ; sur les côtes, les conditions d’accès et de mouillage, elle ne savait à peu près rien, car jamais un navire français ne s’était montré dans ces parages uniquement réservés aux Anglais. Elle attendait des pilotes du