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habitans de Toulon se rappelaient qu’ils avaient vu, il n’y avait pas vingt ans, l’escadre de M. de La Clue quitter leur port pour aller rejoindre à Brest l’escadre de M. de Conflans, et qu’elle avait été en entier dispersée ou détruite dans les eaux de Gibraltar et de Lagos. La fortune, qui avait tant de fois contrarié la jonction des escadres du Levant et du Ponant, se montrerait-elle plus clémente cette fois pour les armées navales du roi de France ?

Du moins, l’aspect de l’escadre était fait pour donner confiance ; car elle avait belle apparence. Le Languedoc, le Tonnant, de quatre-vingts canons, le César, le Zélé, l’Hector, le Guerrier, le Marseillais, le Protecteur, de soixante-quatorze, le Vaillant, la Provence, le Fantasque, de soixante-quatre, le Sagittaire, de cinquante, étaient des bâtimens de construction récente, que les ingénieurs avaient dotés des derniers perfectionnemens nautiques et qui paraissaient propres à de longues croisières.

Les officiers étaient, pour la plupart, d’une génération trop jeune pour avoir eu sa part dans les malheurs maritimes du dernier règne ; du moins, elle puisait dans ces tristes et récens souvenirs les leçons de l’expérience et un ardent désir de la revanche. Beaucoup appartenaient à cette noblesse de Provence qui fut, avec la noblesse de Bretagne, son émule de dévouement et de gloire, la grande pépinière de la marine militaire de l’ancien régime. Broves, Raymondis, Barras de Saint-Laurent, Moriès Castellet, Chabert Cogolin, Desmichels Champorcin, Suffren, d’Albert de Rions portaient des noms justement estimés dans la marine du Levant.

Le moins connu peut-être à Toulon parmi les officiers généraux de cette escadre, c’était le commandant en chef lui-même, le vice-amiral comte d’Estaing, âgé à cette époque de quarante-neuf ans.

Charles-Henri-Théodat d’Estaing du Saillans, dit le comte d’Estaing, ne fut un marin que dans la seconde partie de sa vie. Après avoir servi sous Maurice de Saxe, il était passé dans les Indes, comme brigadier, avec d’Aché et Lally ; il y avait vaillamment combattu, mais il avait été pris par les Anglais à Madras. Il avait pour les ennemis de la France une haine profonde, qui devait lui inspirer une de ses dernières paroles. « Quand vous aurez fait tomber ma tête, dit-il un jour à ses juges du tribunal révolutionnaire, envoyez-la aux Anglais : ils