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pluie d’hiver très froide, qui sent la neige. Faute de mieux, j’irai dans la maison de thé où mes jouets habituels, mes deux petites poupées à musique, entre les murs de papier, me distrairont avec une guitare et des masques.

Jamais elle ne m’avait paru si mélancolique, la salle vide et blanche, aux parois minces, où je me trouve une heure après, les jambes croisées sur un coussin de velours noir. Mlle Matsuko, la geisha, qui ne prend plus la peine de faire grande toilette en mon honneur, arrive bientôt, modestement vêtue de crépon gris perle, s’assied par terre, gentille et boudeuse, puis commence, d’un air résigné, à gratter les cordes de son « chamecen » avec sa spatule d’ivoire : dans le silence, dans la lumière grise, déjà crépusculaire, une petite musique alors sautille et pleure, triste à faire couler des larmes, étrange à donner le frisson, — en attendant que paraisse l’autre, celle qui est moitié fée et moitié chat, Mlle Pluie-d’Avril, avec sa traîne et ses révérences.

J’ai eu tort de venir ici ; c’est plus triste que ma chambre du Redoutable. Le son de cette guitare, on dirait le chant d’une sauterelle d’hiver, enfermée dans une maison de papier, une sauterelle de pays très lointain, dont la maigre voix évoquerait un monde inconnu ; je l’entends sans l’écouter, mais cela suffit à maintenir pour moi cette notion d’exotisme extrême qui avive ma nostalgie.

Alors, deux ans dans les mers de Chine !… Il est fini, hélas ! le temps où j’étais angoissé, au cours des trop longues campagnes, par la crainte de ne pas retrouver la figure vénérée et chérie de celle à qui depuis l’enfance on rapporte toutes choses, de celle que personne au monde ne supplée… Cette crainte-là est aujourd’hui changée en une certitude, sur laquelle même un peu de résignation a commencé devenir. Ace point de vue-là donc, peu importe à présent la durée de l’absence, puisque je ne la retrouverai plus, à aucun de mes retours, jamais… Pourtant, des liens profonds me tiennent encore au foyer, — et d’ailleurs mes années sont bien comptées, pour que je les perde en exil…

Elle se lève, la geisha, qui visiblement s’ennuie ; elle pose sa longue guitare, et se met à marcher, indolente et gracieuse, si légère que le plancher ne semble même pas s’en apercevoir, — ce plancher mince qui gémissait tout à l’heure, sous le pas