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de s’organiser, mais surtout, son rôle à lui, qui avait tant satirisé les contemporains, ce sera de soutenir avec ardeur la cause des ancêtres ! C’est une façon aussi d’être un classique. Cette admiration excessive qu’il éprouve dès lors pour les anciens fera naître dans son esprit une sorte de « querelle des anciens et des modernes. » Vanter les ancêtres n’est-ce pas, en effet, une manière de faire la satire de son temps ? La poésie devient entre ses mains une arme à deux tranchans : qu’il la tourne de n’importe quel côté, elle remplira le même office ; le passé a été sûrement grand, l’avenir le sera encore peut-être, mais le présent est mauvais. La pièce intitulée l’Ombre de Mircea à Cozia est ce qu’il y a de meilleur dans ce recueil.


Les ombres des tours sont couchées sur les vagues de la rivière…
Elles s’étendent, se prolongent, vers la rive opposée.
Et les vagues fières naissant les unes des autres
Vont frapper en cadence le vieux mur du couvent.


Le fantôme de Mircea, le grand voïvode de la fin du XIIIe siècle, surgit tout d’un coup au milieu des ténèbres ; sa présence effraie la montagne et la rivière, qui vont porter son nom jusque dans les pays voisins et jusqu’à la mer… L’auteur s’incline devant cette ombre et, néanmoins, sa raison ne le quitte pas tout à fait. En bon disciple de Boileau, il n’admet qu’à moitié les bienfaits du génie militaire et préfère la gloire pacifique ; l’Ombre de Mircea devient à sa façon un Passage du Rhin : Certes, dira-t-il au héros, tes hauts faits sont admirables… « Nous sommes tellement petits devant vous autres anciens, que nous avons de la peine à croire même à votre existence » mais :


Ces temps-là sont passés ! — temps d’actions illustres,
Mais tristes et amers : les lois et les mœurs s’adoucissent de plus en plus.
Par des sciences et par des arts, les nations devenues sœurs
Trouvent le chemin de la gloire dans la pensée et dans la paix…


Ne croirait-on pas entendre Boileau exprimant la même idée, aussi respectueusement que possible, devant son maître Louis XIV ?


V

Le cinquième et dernier recueil : Méditations, Élégies, Epîtres, Satires et Fables, 1863 nous montre la direction définitive où