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à un jeu de bourrelets intérieurs, reste toujours majestueusement étalée autour de la mièvre petite bonne femme.

Et la dînette commence par terre, tous les services apportés en bon ordre et en rang par les six servantes correctes, dont la noire théorie s’avance chaque fois comme pour le deuil très officiel de quelque personnage lointain et saugrenu.

C’est la même dînette japonaise que l’on a déjà faite partout : les petites soupes aux algues, les énigmatiques et minuscules choses pour poupées. Mais tout est d’un raffinement extrême, servi dans des porcelaines diaphanes, dans des laques légères, légères, presque impondérables. Et il y a d’étonnantes pâtisseries imitant des paysages, des sites de rêve nippon, rocailles en sucre brun, vieux cèdres en sucre verdâtre très délicatement feuillus.

Après souper, ces dames, qui sont haut cotées et se font payer fort cher, consentent à retirer de leurs étuis de crépon les longues guitares à voix de sauterelle et les spatules d’ivoire qui servent d’archets. Elles chantent, comme de jeunes chats qui miauleraient le soir du haut d’un mur. Et enfin elles dansent, avec des masques divers : la danse de la goule, celle de la grosse dame joufflue et bête, la danse des roues de fleurs, le pas de la source, tout ce que Mlle Pluie-d’Avril, mon amie, m’a déjà fait connaître et qui est de tradition infiniment ancienne, m’est réédité ici, dans un cadre plus vaste, plus distingué et plus vide encore.

Ces dames ont des robes adorablement nuancées, qui passent du bleu cendré de la nuit au rose de l’aube, et que traversent de grandes fleurs imaginaires, ou bien des vols de cigognes au plumage d’or. A force de grâce et d’artifices, elles sont presque jolies, et on subirait leur charme apprêté s’il faisait moins froid. Mais on gèle sur ces nattes, dans la salle trop grande où les braises des gentils réchauds nous entêtent sans donner de chaleur. Et la lune de janvier, dont on perçoit, à travers les carreaux de papier de riz, la pâleur spectrale, en concurrence avec la lumière électrique, nous rappelle que dehors la gelée blanche de l’extrême matin doit commencer de se déposer sur la ville endormie. Il est temps de quitter ce lieu d’élégance étrange.

Pour finir, un jeu puéril sans gaieté. Par terre, dans la salle très vide, on forme un cercle avec les coussins de velours