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qu’au milieu de ces ambiances étranges je songe très mélancoliquement à mon pays, à l’année qui vient de finir, au siècle tombé ce matin dans l’abîme et qui fut celui de ma jeunesse…

Maintenant une cloche sonne, en bas dans une pagode, une cloche lointaine, formidable et lente, — quelqu’une de ces cloches énormes qui sont couvertes d’inscriptions mystérieuses ou de figures de monstre, et que l’on fait vibrer au choc d’une poutre suspendue ; — elle sonne à intervalles très espacés, comme chez nous pour les agonies. Elle ne trouble rien ; plutôt elle accentue, elle souligne cet exotique silence. En l’entendant, je me sens plus loin encore de la terre natale ; je regarde avec plus de tristesse ce rouge soleil au déclin, qui, à cette heure même, se lève là-bas, pour un matin sans doute glacé, sur ma maison familiale…


2 janvier. — Un seigneur japonais, un véritable, — un qui se souvient encore d’avoir été, au temps de son adolescence, un Samouraï à deux sabres, mais qui porte aujourd’hui tunique de colonel et casquette galonnée à la russe, — nous a conviés ce soir à faire la fête avec lui, dans la maison de thé la plus élégante de la ville et la plus fermée, où l’on dédaignerait de nous recevoir si nous n’étions ses hôtes.

C’est tout au fond du vieux Nagasaki, près de la grande pagode du « Cheval de Jade, » et nous nous y rendons en djinricha, au coup de neuf heures du soir, par une nuit froide et pure, éclairée d’une belle lune d’hiver.

Dans ce quartier où brillent à peine quelques lanternes, la maison qui nous attend, comme pour les rendez-vous de noble compagnie, est sombre, close, silencieuse, immense : elle a deux étages, très hauts de plafond, et se dresse plutôt tristement sur le ciel étoilé. Nos coureurs nous déversent à la porte, au pied d’un escalier, dans un vestibule minutieusement propre où nous devons dès l’abord quitter nos chaussures.

Aussitôt, des mousmés, qui sans doute nous guettaient à travers les châssis de papier mince, se précipitent du haut de l’escalier sur nos personnes, s’abattent comme un vol de petites fées éclatantes. Il y en a juste autant que d’invités, — et honni soit qui mal y pense, car tout se passera comme dans le monde ; — ces dames, des geishas de renom, que le seigneur à deux