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dont la cendre se mêle ici à la terre ; les bornes tombales, inscrites de lettres inconnues, se groupent par familles, se pressent sur le flanc de la montagne comme une multitude assemblée pour un spectacle : il en est de si anciennes, de si usées qu’elles n’ont plus de forme. Et tout ce versant regarde le Sud et l’Ouest, de façon à être constamment baigné de rayons, le soir surtout, attiédi et doré même quand décline le soleil d’hiver, comme en ce moment. Le long des étroits sentiers, aujourd’hui semés de feuilles mortes, qui grimpent vers les cimes, on passe parfois devant des alignemens de gnomes assis sous la retombée des fougères, bouddhas en granit de la taille d’un enfant, la plupart brisés par les siècles, mais chacun ayant au cou une petite cravate d’étoffe rouge, nouée là par les soins de quelque main pieuse. Par exemple, de personnages vivans, on n’en rencontre guère ; un bûcheron, de temps à autre, un rêveur ; une mousmé qui par hasard ne rit pas, ou une vieille dame apportant des chrysanthèmes, allumant sur une tombe une gerbe de ces baguettes parfumées qui donnent à l’air d’ici une senteur d’église. Il y a des camélias de cent ans, devenus de grands arbres ; il y a des cèdres qui penchent au-dessus de l’abîme leurs énormes ramures, noueuses comme des bras de vieillard. Des capillaires de toute fantaisie, longues et fragiles, forment des amas de dentelles vertes, dans les recoins qui ont la tiédeur et l’humidité des serres. Mais ce qui envahit surtout les tombes et les terrasses des morts, c’est une certaine plante de muraille, empressée à tapisser comme le lierre de chez nous, une plante charmante aux feuilles en miniature, qui est l’amie inséparable de toutes les pierres japonaises.

On reçoit en plein les rayons rouges du soir, en ce moment, dans les hauts cimetières tranquilles ; les feuilles mortes, le long des chemins, semblent une jonchée d’or, — en attendant qu’elles se décomposent pour féconder les mousses et tout le petit monde délicat des fougères. Les bruits d’en bas arrivent à peine jusqu’ici ; la ville, aperçue dans un gouffre, au-dessous de ses pagodes et de ses tombes, n’envoie point sa clameur vers le quartier de ses morts : dans ce calme idéal, dans cette tiédeur, comme artificielle, épandue sur la nécropole par le soleil d’hiver, les âmes d’ancêtre, même les plus dissoutes par le temps, doivent reprendre un peu de conscience et de souvenir.

Quant à moi, qui suis né sur l’autre versant du monde, voici