Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 24.djvu/747

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nagasaki finit à la montagne abrupte, qui s’élève chargée de temples et de sépultures, qui forme tout alentour un seul et même cimetière, étage au-dessus de la ville des vivans, un cimetière un peu dominateur, mais tellement doux et ombreux…

Au pied même de cette nécropole, passe une rue délaissée, où demeure la vieille et maigre Mme l’Ourse, ma fleuriste habituelle. C’est une rue très ancienne ; d’un côté, il y a des maisonnettes d’autrefois, des échoppes centenaires où l’on vend des fleurs pour les tombes, et, de rencontre, des petits dieux domestiques, ou des autels en laque pour ancêtres ; de l’autre, il y a le flanc même de la montagne, le rocher presque vertical, interrompu de distance en distance par les grands portiques sans âge, les grands escaliers qui conduisent aux pagodes, ou bien par les petits sentiers de chèvre, tapissés de capillaires et de mousses, qui vont se perdre là-haut chez messieurs les morts et mesdames les mortes. J’y viens souvent, dans cette rue, non pas seulement à cause de Mme l’Ourse, mais pour prendre ensuite quelqu’un de ces sentiers grimpans et monter dans l’immense et délicieux cimetière. Surtout par un soleil nostalgique, d’une tiédeur d’orangerie, comme celui de ce soir, je ne sais pas s’il existe au monde un lieu plus adorable : c’est un labyrinthe de petites terrasses superposées, de petites sentes, de petites marches, parmi la mousse, le lichen et les plus fines capillaires aux tiges de crin noir. En s’élevant, on domine bientôt toutes les antiques pagodes, rangées à la base de cette montagne comme pour servir d’atrium aux quartiers aériens où dorment les générations antérieures ; la vue plonge alors sur leurs toits compliqués, leurs cours aux dalles tristes, leurs symboles, leurs monstres. Au-delà, toute cette ville de Nagasaki, vue à vol d’oiseau, étale ses milliers de maisonnettes drôles, couleur vieux bois et de poussière ; au-delà encore, viennent les rives de verdure, la baie profonde, la mer en nappe bleue, la tourmente géologique d’alentour, l’escarpement des cimes, tout cela lointain et comme apaisé par la distance. L’apaisement, la paix c’est surtout ce que l’on sent pénétrer en soi, plus on séjourne dans ce lieu et plus on monte ; mais pour nous elle est très étrange, la paix que cette ville des morts exhale avec la senteur de ses cèdres et la fumée de ses baguettes d’encens : paix de ces milliers d’âmes défuntes qui perçurent le monde et la vie à travers de tout petits yeux obliques et dont le rêve fut si différent du nôtre. Ils sont innombrables, les êtres