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jaune ; le moindre portefaix dans la rue en parle comme si elle était commencée, et compte effrontément sur la victoire.

Malgré toute l’incertitude de l’avenir en ce moment nous nous amusons de la vie ; après notre séjour sur les eaux chinoises, qui fut si austère, si fatigant et si dur, cette baie nous semble un agréable jardin, où l’on nous aurait envoyés en vacances, parmi des bibelots délicats et des poupées.

Bien que le retour soit encore si douteux et éloigné, vraiment oui, nous nous amusons de la vie, pendant que notre amiral, amené ici mourant, reprend ses forces de jour en jour, sous ce climat presque artificiel, entre ces montagnes qui arrêtent les rafales glacées. Un soleil, qui a l’air de passer à travers des vitres, surchauffe presque chaque jour les pentes délicieusement boisées entre lesquelles Nagasaki s’enferme. Sur les versans au midi, les oranges mûrissent ; les énormes cycas de cent ans, qui, au seuil des vieilles pagodes, semblent des bouquets d’arbres antédiluviens, baignent dans la lumière leurs plumes vertes ; contre les murs des jardins, les camélias fleurissent, avec les dernières roses, et on peut s’asseoir dehors comme au printemps, devant les petites maisons de thé qui sont perchées au-dessus de la ville, à différentes hauteurs, parmi les temples et les milliers de tombeaux.

Vers la fin de la journée, quand le soleil s’en va et quand c’est l’heure de rentrer à bord, il fait juste assez froid pour que l’on trouve hospitalière et aimable la petite salle aux murs de tôle, bien chauffée par la vapeur, le « carré » où l’on dîne avec de bons camarades.

Et aujourd’hui, dernier jour de l’an et du siècle, par un temps tiède, suave, tranquille, je suis allé chez messieurs les horticulteurs nippons qui, de père en fils, torturent longuement les arbres, dans des petits pots, parmi des petites rocailles, pour obtenir des nains vieillots qui se vendent très cher. Au soleil de la Saint-Sylvestre, se chauffaient là, tout le long des allées, des alignemens de potiches où l’on voyait des chênes, des pins, des cèdres centenaires, la mine vénérable et caduque, pas plus hauts que des choux. Mais je ne voulais que des fleurs coupées, des roses d’arrière-saison, des branches de camélias à pétales rouges, de quoi remplir deux pousse-pousse, qui ont traversé la ville à ma suite.

Ce soir donc, toute cette moisson était dans ma chambre du